Aller au contenu

Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/290

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
y avait entre les voussures colossales auxquelles il travaillait — et leur peintre ! Il reprit sa palette, et, tout en causant avec moi, il acheva l’orteil de l’un de ses personnages décoratifs. Je le vois encore, assis à terre, coiffé d’un petit bonnet de Turc en voyage, le col emmitouflé d’un cache-nez gris, la vareuse entrouverte sur un gilet de laine, et chaussé de babouches brodées. Il semblait grelotter de froid. Baudry a ceci de commun avec Ingres et Delacroix, qu’il est frileux comme ce dernier, et qu’il joue du violon comme l’autre. Mais, n’en déplaise aux malins, là ne se bornent point les ressemblances, et il a su leur prendre quelque chose encore, à celui-là, par exemple, son dessin et son style, et à celui-ci l’harmonie de ses tons.

Je ne sais point de quel autre maître il tient l’habitude qu’il a contractée de s’épointer sans cesse la moustache entre le pouce et l’index ; mais chez lui la pensée s’atteste par ce geste cher aux militaires. Tous les physionomistes, ceux surtout qui cherchent l’âme dans les traits du visage, seront toujours frappés par celui de Baudry : tout y exprime la volonté. Le menton est carré, fendu au milieu, et s’attache par une courbe énergique à l’oreille ; le nez est fort, aquilin, du type romain, et pareil à celui de Cicéron (ceci le flattera) ; il a le front large et développé aux tempes, et les cheveux taillés courts ; sous les arcades sourcilières, nettement dessinées, ses yeux dardent, très noirs et très ardents ; on sent qu’ils sont doués d’une force de perception peu commune ; la fréquentation assidue des grandes scènes et des vastes compositions des maîtres a imprimé à son regard une sorte de gravité pensive ; Baudry sourit ; mais je ne