Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/143

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

des habitudes acquises. Notre nature morale, prise à l’état brut, différerait alors radicalement de celle de nos plus lointains ancêtres. Mais c’est encore sous l’influence d’idées préconçues, et pour satisfaire aux exigences d’une théorie, qu’on parle d’habitudes héréditaires et surtout qu’on croit la transmission assez régulière pour opérer une transformation. La vérité est que, si la civilisation a profondément modifié l’homme, c’est en accumulant dans le milieu social, comme dans un réservoir, des habitudes et des connaissances que la société verse dans l’individu à chaque génération nouvelle. Grattons la surface, effaçons ce qui nous vient d’une éducation de tous les instants : nous retrouverons au fond de nous, ou peu s’en faut, l’humanité primitive. De cette humanité, les « primitifs » que nous observons aujourd’hui nous offrent-ils l’image ? Ce n’est pas probable, puisque la nature est recouverte, chez eux aussi, d’une couche d’habitudes que le milieu social a conservées pour les déposer en chaque individu. Mais il y a lieu de croire que cette couche est moins épaisse que chez l’homme civilisé, et qu’elle laisse davantage transparaître la nature. La multiplication des habitudes au cours des siècles a dû en effet s’opérer chez eux d’une manière différente, en surface, par un passage de l’analogue à l’analogue et sous l’influence de circonstances accidentelles, tandis que le progrès de la technique, des connaissances, de la civilisation enfin, se fait pendant des périodes assez longues dans un seul et même sens, en hauteur, par des variations qui se superposent ou s’anastomosent, aboutissant ainsi à des transformations profondes et non plus seulement à des complications superficielles. Dès lors on voit dans quelle mesure nous pouvons tenir pour primitive, absolument, la notion du tabou