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Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/175

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a maintenant un autre point dont on ne manquera pas d’être frappé. Le tremblement de terre de San Francisco fut une grande catastrophe. Mais à James, placé brusquement en face du danger, il apparaît avec je ne sais quel air bonhomme, qui permet de le traiter avec familiarité. « Tiens, tiens ! c’est ce vieux tremblement de terre. » Analogue avait été l’impression des autres assistants. Le tremblement était « pervers » ; il avait son idée, « il s’était mis en tête de détruire ». On parle ainsi d’un mauvais garnement, avec lequel on n’a pas nécessairement rompu toute relation. La crainte qui paralyse est celle qui naît de la pensée que des forces formidables et aveugles sont prêtes à nous broyer inconsciemment. C’est ainsi que le monde matériel apparaît à la pure intelligence. La conception scientifique du tremblement de terre, à laquelle James fait allusion dans ses dernières lignes, sera la plus dangereuse de toutes tant que la science, qui nous apporte la vision nette du péril, ne nous aura pas fourni quelque moyen d’y échapper. Contre cette conception scientifique, et plus généralement contre la représentation intellectuelle qu’elle est venue préciser, une réaction défensive se produit devant le péril grave et soudain. Les perturbations auxquelles nous avons affaire, et dont chacune est toute mécanique, se composent en un Événement qui ressemble à quelqu’un, qui peut être un mauvais sujet mais qui n’en est pas moins de notre monde, pour ainsi dire. Il ne nous est pas étranger. Une certaine camaraderie entre lui et nous est possible. Cela suffit à dissiper la frayeur, ou plutôt à l’empêcher de naître. D’une manière générale, la frayeur est utile, comme tous les autres sentiments. Un animal inaccessible à la crainte ne saurait pas fuir ni se garer ; il succomberait bien vite dans la lutte pour la vie. On s’explique donc l’existence d’un sentiment tel que la crainte.