Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/179

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de suite effacées par la réflexion, si l’on veut retrouver quelque chose de ce qu’ont pu éprouver nos plus lointains ancêtres. On n’hésiterait pas à le faire, si l’on n’était imbu du préjugé que les acquisitions intellectuelles et morales de l’humanité, s’incorporant à la substance des organismes individuels, se sont transmises héréditairement. Nous naîtrions donc tout différents de ce que furent nos ancêtres. Mais l’hérédité n’a pas cette vertu. Elle ne saurait transformer en dispositions naturelles les habitudes contractées de génération en génération. Si elle avait quelque prise sur l’habitude, elle en aurait bien peu, accidentellement et exceptionnellement ; elle n’en a sans doute aucune. Le naturel est donc aujourd’hui ce qu’il fut toujours. Il est vrai que les choses se passent comme s’il s’était transformé, puisque tout l’acquis de la civilisation le recouvre, la société façonnant les individus par une éducation qui se poursuit sans interruption depuis leur naissance. Mais qu’une surprise brusque paralyse ces activités superficielles, que la lumière où elles travaillaient s’éteigne pour un instant : aussitôt le naturel reparaît, comme l’immuable étoile dans la nuit. Le psychologue qui veut remonter au primitif devra se transporter à ces expériences exceptionnelles. Il ne lâchera pas pour cela son fil conducteur, il n’oubliera pas que la nature est utilitaire, et qu’il n’y a pas d’instinct qui n’ait sa fonction ; les instincts qu’on pourrait appeler intellectuels sont des réactions défensives contre ce qu’il y aurait d’exagérément et surtout de prématurément intelligent dans l’intelligence. Mais les deux méthodes se prêteront un mutuel appui : l’une servira plutôt à la recherche, l’autre à la vérification. C’est notre orgueil, c’est un double orgueil qui nous détourne ordinairement d’elles. Nous voulons que l’homme naisse supérieur à ce qu’il fut