Aller au contenu

Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion, s’il était écrasé par les habitudes acquises qui se sont accumulées sur lui pendant des siècles de civilisation. Mais il se maintient en fort bon état, très vivant, dans la société la plus civilisée. C’est à lui qu’il faut se reporter, non pas pour rendre compte de telle ou telle obligation sociale, mais pour expliquer ce que nous avons appelé le tout de l’obligation. Nos sociétés civilisées, si différentes qu’elles soient de la société à laquelle nous étions immédiatement destinés par la nature, présentent d’ailleurs avec elle une ressemblance fondamentale.

Ce sont en effet, elles aussi, des sociétés closes. Elles ont beau être très vastes en comparaison des petits groupements auxquels nous étions portés par instinct, et que le même instinct tendrait probablement à reconstituer aujourd’hui si toutes les acquisitions matérielles et spirituelles de la civilisation disparaissaient du milieu social où nous les trouvons déposées : elles n’en ont pas moins pour essence de comprendre à chaque moment un certain nombre d’individus, d’exclure les autres. Nous disions plus haut qu’au fond de l’obligation morale il y a l’exigence sociale. De quelle société s’agissait-il ? Était-ce de cette société ouverte que serait l’humanité entière ? Nous ne tranchions pas la question, pas plus qu’on ne le fait d’ordinaire quand on parle du devoir de l’homme envers ses semblables. On reste prudemment dans le vague. On s’abstient d’affirmer, mais on voudrait laisser croire que la « société humaine » est dès à présent réalisée. Et il est bon de le laisser croire, car nous avons incontestablement des devoirs envers l’homme en tant qu’homme (quoiqu’ils aient une tout autre origine, comme on le verra un peu plus loin), et nous risquerions de les affaiblir en les distinguant radicalement des devoirs envers nos concitoyens. L’action y trouve son compte. Mais une philosophie