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Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/53

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a voulu s’exprimer. Mais n’en est-il pas ainsi de toute œuvre, si imparfaite soit-elle, où entre une part de création ? Quiconque s’exerce à la composition littéraire a pu constater la différence entre l’intelligence laissée à elle-même et celle que consume de son feu l’émotion originale et unique, née d’une coïncidence entre l’auteur et son sujet, c’est-à-dire d’une intuition. Dans le premier cas l’esprit travaille à froid, combinant entre elles des idées, depuis longtemps coulées en mots, que la société lui livre à l’état solide. Dans le second, il semble que les matériaux fournis par l’intelligence entrent préalablement en fusion et qu’ils se solidifient ensuite à nouveau en idées cette fois informées par l’esprit lui-même : si ces idées trouvent des mots préexistants pour les exprimer, cela fait pour chacune l’effet d’une bonne fortune inespérée ; et, à vrai dire, il a souvent fallu aider la chance, et forcer le sens du mot pour qu’il se modelât sur la pensée. L’effort est cette fois douloureux, et le résultat aléatoire. Mais c’est alors seulement que l’esprit se sent ou se croit créateur. Il ne part plus d’une multiplicité d’éléments tout faits pour aboutir à une unité composite où il y aura un nouvel arrangement de l’ancien. Il s’est transporté tout d’un coup a quelque chose qui paraît à la fois un et unique, qui cherchera ensuite à s’étaler tant bien que mal en concepts multiples et communs, donnés d’avance dans des mots.

En résumé, à côté de l’émotion qui est l’effet de la représentation et qui s’y surajoute, il y a celle qui précède la représentation, qui la contient virtuellement et qui en est jusqu’à un certain point la cause. Un drame qui est à peine une œuvre littéraire pourra secouer nos nerfs et susciter une émotion du premier genre, intense sans doute, mais banale, cueillie parmi celles que nous éprouvons couramment dans la vie, et en tout cas vide