Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/62

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Quelque hétérogénéité qu’on puisse trouver d’abord entre l’effet et la cause, et bien qu’il y ait loin d’une règle de conduite à une affirmation sur le fond des choses, c’est toujours dans un contact avec le principe générateur de l’espèce humaine qu’on s’est senti puiser la force d’aimer l’humanité. Je parle, bien entendu, d’un amour qui absorbe et réchauffe l’âme entière. Mais un amour plus tiède, atténué et intermittent, ne peut être que le rayonnement de celui-là, quand il n’est pas l’image, plus pâle et plus froide encore, qui en est restée dans l’intelligence ou qui s’est déposée dans le langage. La morale comprend ainsi deux parties distinctes, dont l’une a sa raison d’être dans la structure originelle de la société humaine, et dont l’autre trouve son explication dans le principe explicatif de cette structure. Dans la première, l’obligation représente la pression que les éléments de la société exercent les uns sur les autres pour maintenir la forme du tout, pression dont l’effet est préfiguré en chacun de nous par un système d’habitudes qui vont pour ainsi dire au-devant d’elle : ce mécanisme, dont chaque pièce est une habitude mais dont l’ensemble est comparable à un instinct, a été préparé par la nature. Dans la seconde, il y a encore obligation, si l’on veut, mais l’obligation est la force d’une aspiration ou d’un élan, de l’élan même qui a abouti à l’espèce humaine, à la vie sociale, à un système d’habitudes plus ou moins assimilable à l’instinct : le principe de propulsion intervient directement, et non plus par l’intermédiaire des mécanismes qu’il avait montés, auxquels il s’était arrêté provisoirement. Bref, pour résumer tout ce qui précède, nous dirons que la nature, déposant l’espèce humaine le long du cours de l’évolution, l’a voulue sociable, comme elle a voulu les sociétés de fourmis et d’abeilles ; mais puisque l’intelligence