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Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/86

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autres peuples, lié à Dieu par un contrat, s’élevait si haut au-dessus du reste de l’humanité que tôt ou tard il serait pris pour modèle. Du moins ont-ils donné à la justice le caractère violemment impérieux qu’elle a gardé, qu’elle a imprimé depuis à une matière indéfiniment agrandie. — Mais ces agrandissements non plus ne se sont pas faits tout seuls. Sur chacun d’eux l’historien suffisamment renseigné mettrait un nom propre. Chacun fut une création, et la porte restera toujours ouverte à des créations nouvelles. Le progrès qui fut décisif pour la matière de la justice, comme le prophétisme l’avait été pour la forme, consista dans la substitution d’une république universelle, comprenant tous les hommes, à celle qui s’arrêtait aux frontières de la cité, et qui s’en tenait dans la cité elle-même aux hommes libres. Tout le reste est venu de là, car si la porte est restée ouverte à des créations nouvelles, et le restera probablement toujours, encore fallait-il qu’elle s’ouvrît. Il ne nous paraît pas douteux que ce second progrès, le passage du clos à l’ouvert, soit dû au christianisme, comme le premier l’avait été au prophétisme juif. Aurait-il pu s’accomplir par la philosophie pure ? Rien n’est plus instructif que de voir comment les philosophes l’ont frôlé, touché, et pourtant manqué. Laissons de côté Platon, qui certainement comprend parmi les Idées suprasensibles celle de l’homme : ne s’ensuivait-il pas que tous les hommes étaient de même essence ? De là à l’idée que tous avaient une égale valeur en tant qu’hommes, et que la communauté d’essence leur conférait les mêmes droits fondamentaux, il n’y avait qu’un pas. Mais le pas ne fut pas franchi. Il eût fallu condamner l’esclavage, renoncer à l’idée grecque que les étrangers, étant des barbares, ne pouvaient revendiquer aucun droit. Était-ce d’ailleurs une idée proprement