Page:Bernanos - Œuvres, tome 6 - Un crime ; Monsieur Ouine, 1947.djvu/102

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d’admettre que la pensionnaire anonyme fût pour quelque chose dans le triste destin de la dame de Mégère et néanmoins le magistrat devait s’avouer, non sans agacement, que l’entrée en scène de ce personnage inattendu l’avait plus troublé que surpris, comme s’il eût appartenu d’avance à ses songes. Quoi de plus naturel, après tout ? Ne lui arrivait-il pas souvent de rencontrer au hasard d’une vie, en somme peu sédentaire, de ces inconnus dont il disait familièrement qu’ils étaient « de sa clientèle » ? Mais ce visage ne pouvait passer cependant pour celui d’une criminelle vulgaire, et il n’eût retenu l’attention d’aucun gendarme. Le seul esprit de révolte s’inscrivait dans chacun de ses traits précocement vieillis, la révolte et aussi une douleur vraie, profonde, de celles réservées peut-être à l’adolescence, qui tiennent comme elle de la Bête et de l’Ange, marquent pour la vie, parfois à l’insu de la victime même, la sensualité et l’orgueil naissants. Et le souvenir lui revint tout à coup d’une affaire instruite plusieurs années auparavant et qui avait été le plus beau succès de sa carrière. Une jeune fille servante chez une riche fermière de Puysienta avait empoisonné sa maîtresse et les soupçons s’étaient portés d’abord sur le beau-fils de la défunte, garçon peu recommandable et qu’on savait perdu de dettes. Il eût été condamné sans le hasard presque miraculeux d’une lettre découverte sous un monceau de gravois – jamais parvenue d’ailleurs à sa destinataire – où la domestique exprimait à la fille de la patronne, âgée de quinze ans, les sentiments qu’elle nourrissait pour elle en secret. Menacée de renvoi, la misérable n’avait pu supporter l’idée d’être séparée de son idole, perpétrant son crime avec une audace, un sang-froid, une perversité incroyables.

Il remit la photographie dans le tiroir et s’aperçut que ses tempes battaient. J’ai pris la grippe, pensa-t-il, j’aurai du moins pris ça… » Bien qu’il s’inquiétât d’ordinaire du moindre accès de fièvre, il accueillit sans déplaisir l’idée d’un repos forcé. Au diable l’enquête ! Il finissait décidément par avoir trop souvent l’impression de courir lui-même un risque – pis encore : de le partager en quelque mesure avec les auteurs ou les complices inconnus du crime. « Je cherche la vérité, s’avouait-il, mais sans grande envie de la trouver… » L’orgueil le retenait seul de convenir qu’il eût volontiers classé l’affaire…