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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/47

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LE NID DE CIGOGNES.

major par le colonel de son régiment ; je ne serai pas de retour avant demain soir.

— Va, mon fils, et que Dieu te protége ! dit la bonne femme d’un ton pensif ; jamais : maître n’eut un serviteur plus fidèle, plus dévoué que toi.

Elle fit un geste affectueux, et gravit l’escalier de la tour pendant que Fritz continuait ses préparatifs de départ.

Madeleine, arrivée à la chambre voûtée, n’y trouva pas le baron. Cependant la porte était ouverte ; le malheureux insensé ne pouvait être loin. La vieille gouvernante devina qu’il était sur la plate-forme. Elle s’empressa d’aller le joindre, mais en franchissant les dernières marchés de l’escalier tortueux, la force lui manqua, et elle fut obligée de s’asseoir.

Le baron de Steinberg se trouvait en effet sur la plate-forme ; accoudé an parapet, il regardait fixement un objet placé un peu au-dessous de lui hors de la tour. Sa préoccupation était si vive, qu’il ne s’aperçut pas de la présence de la gouvernante. Complétement immobile, il était absorbé dans sa contemplation. |

Après quelques minutes de repos, Madeleine se souleva, et s’avança en chancelant sur la terrasse ; mais elle s’arrêta bientôt, et, promenant autour d’elle un regard rapide, elle put avoir idée de la scène qui captivait ainsi l’attention de l’insensé.

XXXIII


La journée était sur son déclin, et un orage s’annonçait. Le ciel était couvert ; des nuages mal formés, noirs au centre, cuivrés sur les bords, ne laissaient passer qu’une lueur blafarde et incertaine. Aucun souffle d’air ne se faisait sentir, même à cette hauteur, dans l’atmosphère immobile ; les giroflées, les linaires, les polypodes, qui croissaient dans le ciment amolli de la tour, n’étaient balancés par aucune brise folle et incertaine. Les oiseaux des ruines se taisaient dans les crevasses.

L’immense paysage qui s’étendait autour du château et du rocher présentait le même aspect triste et calme à la fois. D’un côté s’enfonçait le petit vallon appelé le val du Départ, semblable à une corbeille de verdure. Des collines boisées se montraient au loin, noyées dans des vapeurs bleuâtres et uniformes. De l’autre côté, le Rhin, traçant fièrement son large cours d’un bout à l’autre de l’horizon, étalait ses eaux glauques, unies comme celles d’un lac. Aucune voile blanche n’égayait plus sa surface majestueuse ; seulement, quelques bateaux pêcheurs luttaient avec leurs longs avirons contre le formidable courant ; on eût dit de gros scarabées agitant leurs pattes à intervalles égaux. Cependant aucun bruit de rame ne montait jusqu’au sommet de la tour, aucun cri humain ne venait du fleuve ou de la vallée. Les pêcheurs du village semblaient avoir cherché dans leurs maisons bariolées un asile contre la tempête prochaine.

Mais ce grand spectacle de la nature ne captivait nullement l’attention du major. Le regard de Steinberg ne se détournait pas du massif en maçonnerie qui unissait la tourelle à la grosse tour et servait depuis quelque temps de demeure aux cigognes.

Madeleine s’avança doucement, poussée par cette curiosité dont, au milieu même des circonstances les plus critiques, une femme n’est jamais complétement dépourvue. Par l’échancrure d’un créneau, elle put voix ce qui occupait si profondément l’insensé.

Les cigognes, dont le retour avait fait naître un espoir sitôt déçu, étaient réunies en ce moment dans le nid commun.

La famille s’était accrue depuis longtemps ; deux cigogneaux, encore revêtues du duvet du premier âge, s’agitaient sur la mousse, dressaient leurs becs roses au long col argenté, et faisaient entendre des espèces de gémissemens plaintifs. Leur mère, bel et robuste oiseau, voltigeait à l’entour d’un air d’inquiétude et d’effroi.

La présence du major si près du nid semblait au premier aspect être la cause de ce manége ; mais, après une minute d’examen, il était évident que l’agitation de la mère et des petits tenait à une cause différente.

La famille ailée s’occupait uniquement d’une autre cigogne posée tristement sur le bord du massif, les ailes pendantes, les plumes tachées de sang.

Celle-ci était morne, immobile ; à l’expression terne de son œil, à l’affaissement graduel de ses membres, on jugeait sa mort prochaine. Cependant elle se tenait encore sur ses pattes ; son corps, appuyé contre la tourelle, restait péniblement en équilibre. Dans ce malheureux oiseau Madeleine reconnut le chef de la famille, le favori du baron Hermann, le hinkende enfin, la cigogne blessée la veille par le major dans un accès d’aveugle colère.

Sans doute un grain de plomb échappé aux recherches de Frantz avait pénétré dans les organes vitaux ; le pauvre oiseau, se sentant blessé mortellement, avait usé le peu de force qui lui restait pour venir mourir dans son nid.

Quoi qu’il en fût, la femelle et les petits, avec cet instinct merveilleux que l’on attribue à leur intéressante espèce, semblaient comprendre les souffrances du pauvre hinkende et pressentir sa fin. Les cigogneaux, surpris et inquiets de ne pas recevoir de lui les soins ordinaires, continuaient à pousser leurs gémissemens faibles et timides, bien différens des cris vifs et aigus par lesquels ils demandaient leur nourriture. La mère, de son côté, allait et venait sans cesse autour du mâle, tantôt marchant, tantôt voltigeant, pour l’inviter à prendre son essor ; plusieurs fois elle essaya de le porter sur ses ailes comme elle portait ses petits afin de les exercer à se tenir en l’air ; mais le blessé restait insensible à ces excitations bienveillantes, il semblait dire par sa contenance abattue :

« Je ne peux plus rien pour vous, laissez-moi mourir en paix. »

Cette scène étrange, qui se passait entre la terre et le ciel, dans un silence solennel, au milieu des apprêts d’un orage, avait vivement frappé l’esprit malade d’Henri de Steinberg.

Il suivait avec anxiété les péripéties de ce petit drame muet ; chaque incident semblait avoir pour lui une signification positive. Néanmoins, les idées superstitieuses résultant de sa folie lui revenaient par momens, car il dit une fois tout haut, en regardant le hinkende :

— Non, non, ce ne peut être l’effet de l’instinct animal… Des démons ont pris la forme de ces oiseaux protecteurs de ma famille.

— Ce ne sont pas des démons, monseigneur, dit Madeleine derrière lui ; ce sont-de pauvres créatures que la Providence a douées de qualités aimables pour apprendre aux hommes cruels la mansuétude et la pitié.

Henri se retourna ; il ne parut ni surpris ni irrité de voir Madeleine. Après lui avoir fait signe de garder le silence, il s’accouda de nouveau sur le parapet, les yeux tournés vers le massif de la tourelle. La gouvernante l’imita sans bruit ; le calme du major lui semblait de bon augure ; peut-être se préparait-il dans l’intelligence troublée de son maître une crise qui, pour devenir favorable, ne devait pas être précipitée.

Cependant la scène devenait plus vive et plus animée dans le nid de cigognes : la pauvre femelle redoublait ses excitations envers le mourant ; elle tournait autour de lui, elle l’effleurait de son aile, elle le caressait doucement de son cou onduleux, à la manière des cygnes privés. Les petits se haussaient avec effort sur leurs pattes grêles, et tentaient de l’éveiller de sa torpeur en répétant plus fréquemment la note basse et plaintive qui formait leur cri. Mais le hinkende ne changeait pas sa pose triste et comme résignée ; la mort semblait l’avoir glacé déjà.