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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/49

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LE NID DE CIGOGNES.

Au même instant, un éclair éblouissant, mais silencieux, déchirant la nue au-dessusdu Steinberg, illumina le ciel ; la cigogne femelle s’envola précipitamment et tourna deux ou trois fois autour de la tourelle ; les cigogneaux poussèrent des gémissemens plaintifs.

Le baron et Madeleine étaient frappés d’une terreur religieuse.

— Il est mort ! dit enfin Henri d’une voix étouffée.

— Oui, il est mort, répéta là vieille femme, et sa mort est pour vous, seigneur de Steinberg, un exemple de clémence, de pardon, comme sa vie a été un exemple de mœurs douces et d’affection de famille. Monsieur le baron, mon noble maître, vous laisserez-vous vaincre en générosité par un oiseau ?… Pardonnez aussi, monseigneur, pardonnez à votre sœur, à cette bonne Wilhelmine que vous avez condamnée à la destinée la plus affreuse avec son malheureux époux.

Le major releva la tête lentement.

— Madame Reutner, dit-il enfin, que voulez-vous de moi ? que parlez-vous de ma sœur ? je ne vous comprends pas… Où suis-je donc ?

Cette fois sa voix était calme, son regard n’était plus égaré.

Henri de Steinberg avait recouvré la raison, ou tout au moins était-il dans un de ces momens lucides que comporte l’aliénation mentale. Mais cet heureux événement avait pour Madeleine une affreuse compensation.

— Oh ! mon Dieu ! il ne se souvient plus ! dit la pauvre femme.

Elle raconta rapidement ce qu’elle savait ou ce qu’elle supposait, afin d’aider la mémoire de son maître ; Henri manifestait seulement de la surprise et du doute :

— Vous rêvez, Madeleine, reprit-il en souriant ; je n’ai jamais su où se trouvait le Flucht-veg ; mon aïeul Hermann a emporté ce secret dans la tombe. Mais comment suis-je venu ici ? continua-t-il avec effort ; ma tête est lourde… il me semble que je m’éveille d’un sommeil pénible… Où est ma sœur ?

— Votre sœur ! s’écria Madeleine en sanglotant, ne vous l’ai-je pas dit ? Vous l’avez enfermée dans un cachot secret pour la faire mourir.

Henri la regarda d’un air effrayé ; puis, se frappant le front, il s’écria d’une voix déchirante :

— Il est donc vrai ?… j’ai été fou… j’ai perdu la raison ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! aviez-vous réservé ce malheur au dernier descendant des Steinberg ?

Il tomba sur ses genoux et se cacha le visage.

— Mais le Flucht-veg ! répétait Madeleine ; monseigneur, rappelez vos pensées… le Flucht-veg, où la nuit dernière vous avez enfermé la malheureuse Wilhelmine, où est-il ?

— Je… je l’ignore… Oh ! qui calmera les battemens de mon front ! Si vous avez vous-même votre raison, si vous dites vrai, cherchez, cherchez ; moi je ne sais rien… Où est ma chère Wilhelmine ?

La gouvernante sentit qu’elle ne devait attendre aucun éclaircissement du malheureux Henri, elle allait s’abanner encore au désespoir quand elle fut frappée d’une idée.

Mon fils était présent ! s’écria-t-elle, il a tout vu… il a refusé de me dire la vérité, mais il la dira si vous lui commandez de parler.

— Eh bien ! fais-le venir ; ordonne-lui de ma part…

Aussitôt Madeleine Reutner, d’une voix que l’inquiétude rendait perçante, appela son fils ; elle ne reçut pas de réponse. Elle descendit rapidement l’escalier, en continuant ses appels précipités, mais Fritz ne se montra pas. Elle visita successivement toutes les chambres, le couloir, la masure ; puis elle parcourut le jardin, elle s’aventura dans le sentier qui conduisait au village, regardant de tous côtés : elle n’aperçut pas son fils ; aucune voix ne répondait à la sienne.

Alors seulement elle se souvint d’une circonstance que les angoisses de cette journée avaient chassée de sa mémoire : Fritz avait dû partir le soir même pour Heidelberg.

Une sueur glacée coula sur le front de Madeleine ; elle courut à l’écurie, l’écurie était vide ; Fritz seul avait pu monter le cheval de son maître.

— Il est parti, dit-elle en levant les yeux au ciel, et il ne doit être de retour que demain… il sera trop tard !

Elle courut encore à la porte extérieure du château ; mais sans doute Fritz était parti depuis longtemps ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre du haut de ce rocher, elle n’aperçut pas le voyageur. Néanmoins, au moment de rentrer, elle remarqua dans le chemin qui serpentait au-dessous d’elle plusieurs cavaliers lancés au grand galop, malgré le danger de courir ainsi sur un terrain âpre et rocailleux ; ils se dirigeaient vers la tour de Steinberg. Madeleine reconnut parmi ces cavaliers Sigismond et Ritter, qui pressaient leurs chevaux couverts d’écume.

— Que viennent-ils faire ? dit-elle avec l’ironie de la douleur ; ils ne trouveront plus au Steinberg que la mort et la folie.

XXXV


Nous devons maintenant faire descendre le lecteur dans ce terrible Flucht-veg où Frantz et Wilhelmine étaient exposés à toutes les horreurs du désespoir et de la faim.

Wilhelmine avait été déposée sur un des sièges vermoulus qui garnissaient encore l’ancien trésor des barons de Steinberg. Elle était évanouie, et n’eut d’abord nullement conscience du sort qui l’attendait.

Frantz, au contraire, ayant conservé sa présence d’esprit, sentait toute l’horreur de leur situation. On l’avait jeté brutalement sur le sol humide du cachot ; mais ses pieds et ses mains étaient garrottés, et toute tentative pour fuir ou pour recommencer sa lutte avec le forcené devenait impossible.

Néanmoins, tant que le major et Fritz purent l’entendre, il les supplia d’exercer leur haine sur lui seul, d’épargner Wilhelmine. Il employa les expressions les plus touchantes pour les implorer en faveur de la pauvre enfant ; mais que pouvait-il attendre d’un maître insensé et d’un serviteur dont le dévouement allait jusqu’à l’imbécillité ?

Fritz ne parut pas même avoir compris ; le baron répondit à ses supplications par un sourire féroce.

Bientôt la lumière disparut, l’épaisse porte du cachot se referma, les pesans verrous glissèrent dans leurs rainures.

Un moment encore les deux hommes parurent aller et venir dans le souterrain afin de s’assurer que les prisonniers ne pourraient fuir, par quelque issue secrète. Puis le son mat des pas s’affaiblit en s’éloignant ; tout retomba dans le silence de la tombe.

Alors Frantz s’efforça de briser ses liens ; mais sa maladie récente et les fatigues inouïes qu’il avait endurées depuis quelques heures avaient épuisé sa vigueur. Vainement chercha-t-il à dégager ses mains en usant, contre les aspérités d’une pierre, la corde qui les retenait : il fut bientôt à bout de forces et de courage. D’ailleurs, à quoi lui eût servi de recouvrer l’usage de ses membres ? La porte de sa prison était solide encore ; songer à la forcer où à la briser eût été folie. Quant à secourir Wilhelmine, ne valait-il pas mieux la laisser le plus longtemps possible dans cet évanouissement, image du sommeil ? Au moins elle ne pouvait ni penser ni souffrir.

Abattu par ces réflexions désolantes autant que par la faiblesse physique, Frantz ne bougea plus. Il perdait peu à peu la conscience de lui-même. Pour secouer cet engourdissement, il appela Wilhelmine ; le son de sa voix,