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Page:Boccace - Décaméron.djvu/112

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« Jeannot et la Spina étaient depuis un an déjà dans une si poignante situation, sans que Conrad se fût souvenu d’eux, quand il advint que le roi Pierre d’Aragon, par la connivence de messire Jean de Procida, souleva l’île de Sicile et l’enleva au roi Charles ; de quoi Conrad, comme Gibelin, fit grande fête. Jeannot ayant appris cette nouvelle par un de ceux qui le gardaient, poussa un grand soupir et dit : « — Hélas ! voilà quatorze ans passés que je vais errant misérablement par le monde, n’attendant rien autre que cela, et maintenant que la chose est arrivée, afin que jamais plus je n’aie à espérer de bonheur, elle me trouve en prison, d’où je n’espère jamais sortir, si ce n’est mort. — » « — Et comment ! — dit le geôlier — que t’importe à toi ce que les plus grands rois se font entre eux ? Qu’avais-tu à faire en Sicile ? — » À quoi Jeannot dit : « — Il me semble que mon cœur se brise lorsque je me rappelle ce que jadis eut à y faire mon père, que je me souviens, encore que je fusse petit enfant quand je m’enfuis, avoir vu grand seigneur du vivant du roi Manfred. — » Le geôlier poursuivit : « — Et qui fut ton père ? — » « — Je puis désormais — dit Jeannot — nommer mon père en toute sûreté, puisque je me vois tombé dans le même danger où je craignais de le trouver lui-même. Il fut appelé et s’appelle encore, s’il vit, Arrighetto Capece, et moi je ne me nomme pas Jeannot, mais Giusfredi ; et je ne doute point que, si j’étais hors d’ici et que je retournasse en Sicile, je n’y eusse encore une grande situation. — »

« Le brave gardien, sans pousser la conversation plus avant, à la première occasion qu’il eut, raconta tout cela à Conrad. Ce que voyant Conrad, bien qu’il se montrât disposé à ne pas s’en rapporter au prisonnier, il s’en alla vers madame Beritola, et lui demanda affectueusement si elle n’avait pas eu un enfant qui avait nom Giusfredi. La dame répondit en pleurant que si l’aîné des deux enfants qu’elle avait eus était vivant, il s’appellerait ainsi et serait âgé de vingt-deux ans. En entendant cela, Conrad comprit que c’était bien lui, et il lui vint à la pensée, s’il en était ainsi, qu’il pouvait d’un même coup faire une grande miséricorde, et effacer sa honte ainsi que celle de sa fille, en la donnant pour femme à ce jeune homme ; et pour ce, ayant fait venir secrètement Jeannot, il l’interrogea minutieusement sur toute sa vie passée. Voyant par des indices manifestes qu’il était vraiment Giusfredi, fils d’Arrighetto Capece, il lui dit : « — Jeannot, tu sais de quelle nature et combien grande est l’injure que tu m’as faite en la personne de ma propre fille, alors que je te traitais bien et amicalement, et que tu devais, comme tout serviteur doit faire, toujours t’efforcer d’agir en vue de mon honneur et de mes intérêts ; bien des gens, si tu