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Page:Boccace - Décaméron.djvu/66

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allât de lui-même, car il ne lui semblait pas bien de le renvoyer. Primasso, ayant mangé un de ses pains, et l’abbé ne venant pas encore, se mit à manger le second, ce qui fut également rapporté à l’abbé, qui avait encore envoyé voir s’il était parti. Enfin, l’abbé ne venant toujours pas, Primasso, son second pain mangé, se mit à entamer le troisième, ce qui fut encore dit à l’abbé, lequel commença à réfléchir et à se dire : « — Eh ! quelle nouvelle idée m’est aujourd’hui venue ! quelle avarice, quel dédain, et pour qui ! voilà des années que je donne mon bien à manger à qui en a voulu, sans regarder s’il est gentilhomme ou vilain, pauvre ou riche, marchand ou pirate ; je l’ai vu dévorer sous mes yeux par une infinité de ribauds, et jamais il ne m’est entré dans l’esprit cette pensée qui m’est venue pour celui-ci. Certainement l’avarice ne doit point m’avoir assailli pour un homme de peu ; ce doit être un homme de grande valeur, celui qui m’a paru être un ribaud, puisque mon esprit s’est ainsi ravisé de lui faire honneur. — Ainsi dit, il voulut savoir qui il était, et ayant appris que c’était Primasso qui était venu voir par lui-même la munificence dont il avait entendu parler, et le connaissant déjà de réputation pour un homme de valeur, il eut honte, et, décidé à réparer sa faute, il s’empressa de lui faire honneur de toute façon. Après le dîner, selon qu’il convenait à la qualité de Primasso, il le fit vêtir noblement, lui donna de l’argent et un palefroi, et lui permit de rester ou de s’en aller selon son plaisir. De quoi Primasso, satisfait, lui rendit les meilleures grâces qu’il put, et s’en retourna à cheval vers Paris, d’où il était venu à pied. — »

« Messer Can, qui était un seigneur intelligent, n’eut pas besoin d’autre démonstration pour comprendre ce que voulait dire Bergamino et lui dit en souriant : « — Bergamino, tu m’as très adroitement montré mes torts, ton mérite et mon avarice, et ce que tu désires de moi. Et vraiment, je n’ai jamais été, comme aujourd’hui pour toi, assailli par l’avarice. Mais je la chasserai avec le bâton que toi-même m’as indiqué. — » Et ayant fait payer l’hôtelier de Bergamino, il lui donna un de ses plus beaux habits, de l’argent, un cheval, et lui laissa la liberté de rester ou de s’en aller, selon son plaisir. — »