Aller au contenu

Page:Boucher de Perthes - Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse.djvu/235

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en enfant gâté, mais aussi chargé quelquefois d’intérêts graves que je comprenais très-bien, et en face desquels je devenais un homme. J’avais parcouru bien des pays, vu plus d’un combat, éprouvé beaucoup de traverses et, jeté au milieu des évènements politiques, approché les puissances et pu voir en déshabillé plus d’un grand personnage. Tout jeune, j’avais donc acquis une certaine connaissance des hommes, mais j’avais très-peu lu dans les livres : je n’avais pas quatorze ans quand on m’avait retiré de l’école, et quelle école ! celle d’un vieux pédagogue ci-devant oratorien, honnête, mais brutal et borné, qui, ne comprenant rien à mon bon sens naturel, avait pris pour de la stupidité mon défaut de mémoire des mots et la difficulté que j’éprouvais à répéter littéralement une leçon ; bref, je n’étais pas né perroquet, aptitude hors laquelle il n’en voyait pas d’autre : l’imagination, l’amour du nouveau, l’esprit d’invention ne lui semblaient propres qu’à troubler la mémoire et à faire du présent l’éteignoir du passé. Imbu de ces principes qu’il avait professés toute sa vie, il avait persuadé à mon père que je n’étais bon à rien. C’est qu’en effet il était parvenu à me rendre tel. M’entonnant à grand’peine quelques bribes de latin, il ne m’avait jamais montré une grammaire, ni appris un mot d’orthographe : aussi était-il coulant sur mes fautes de français, il aurait même cru compromettre sa dignité de latiniste en s’y arrêtant ; mais le moindre manquement au rudiment l’exaspérait jusqu’à la fureur, et les épithètes d’imbécille et d’âne, assaisonnées de gourmades, châtiaient immédiatement tout barbarisme et jusqu’à l’innocent solécisme. À ce régime, on peut juger