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Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/32

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heureux oublient et que les malheureux se répètent. Je vais, en attendant, prendre de l’eau d’orge et des gouttes d’Hoffmann afin de passer la nuit dans les bras du sommeil, faute de pouvoir la passer dans les tiens. Mon Dieu ! ma femme, que le temps et l’espace sont deux terribles choses quand je suis loin de toi, et que l’amour est chose jolie quand nous sommes près l’un de l’autre ! Je ferais bien mieux de n’y point penser ; mais il faudrait pour cela n’avoir ni âme ni corps, et je n’en suis pas là malgré mes cinquante ans.


Ce 13 janvier. — Nous serons demain matin en vue du Sénégal, ma chère femme ; mais comme la mer est très forte, c’est une indication que ni la barre ni l’autre passage que je voulais tenter ne seront praticables, et je crois que nous ferons route pour Gorée, où l’on aborde en tout temps et en toute sûreté. Tu n’imagines pas avec quel regret j’abandonne mon projet d’aborder seul à l’île Saint-Louis, et de donner cette marque d’intérêt-là aux pauvres gens que j’y ai menés et que j’y ai laissés ; mais j’ai pensé qu’à ma vue ils feraient peut-être eux-mêmes des entreprises extraordinaires pour venir au devant de moi, et j’en ai craint les suites. Je suis bien aise de te montrer un échantillon de ma prudence, et comme jusqu’ici je n’en ai pas fait une grande dépense, tu penseras que j’en ai une bonne provision pour le reste de ma vie. C’est avec un vrai serrement de cœur que je m’approche de ce malheureux pays ; les dernières nouvelles que j’en ai reçues m’en font craindre bien d’autres, et dans ce que j’aurais à regretter, il y aurait des pertes irréparables. Mais repoussons ces tristes pensées-là jus-