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Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/79

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scorbut, et le bâtiment est si incommode qu’on ne saurait où retrancher les malades. Pour ton pauvre mari, il n’a mal qu’à l’âme, mais il souffre plus que personne, parce qu’il est loin de ce qu’il aime.


Ce 13. — Je ne veux plus te parler de la mer, d’autant plus que j’aurais toujours les mêmes choses à te dire. Je me forme, quoique un peu tard, à la patience et à la longanimité ; ce sont de tristes leçons à prendre et je les prends dans une triste école ; n’importe il faut en profiter, faute de mieux. L’adversité est la pharmacie de l’âme ; c’est dommage que la mienne n’aime point les drogues, car j’aurais une belle occasion pour me traiter. Mais je sens d’avance que toutes les grandes vertus que j’essaierais de planter au dedans de moi ne réussiraient point ; j’aime mieux rester comme je suis, bizarre, emporté, paresseux, inconséquent, mais surtout amoureux, puisque c’est comme cela que tu m’aimes.


Ce 14. — Si la vie n’allait pas plus vite que le vaisseau sur lequel je suis, il serait permis de former des projets ; mais par malheur tous les moments de retard et de calme ne sont pas déduits du livre de ma destinée et je perds ici les plus beaux moments qui me restaient. J’espère pourtant que tout ceci aura sa fin et alors les doux moments que nous aurions passés à la place de ceux-ci seraient finis aussi, et nous y aurions plus de regrets. Voilà ma philosophie, ma chère femme, elle n’est bonne que loin de toi ; aussi tâcherai-je de l’oublier quand je te reverrai. Alors il ne sera plus question que d’amour, mais il faudra lui chercher un autre nom, car celui-là ne s’accorde guère avec mes cinquante ans.