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Page:Bourget - Le Disciple.djvu/213

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LE DISCIPLE

fille délicate. Conclusion : ma comédie de ces deux semaines, mes mines à la Chatterton, les mensonges de mon soi-disant drame intime, autant de ridicules manœuvres qui ne m’avaient pas avancé d’une ligne dans ce cœur que je voulais conquérir. Cette petite phrase de Charlotte, prononcée sèchement, avait suffi pour que je me jugeasse de la aorte, là, dans le quart d’heure qui suivit ce court entretien, tant je suis soumis à ces crises soudaines d’analyse qui, en un instant, me glacent l’être, comme une tombée d’eau froide détruit le déchaînement d’un jet furieux de vapeur.

Je m’étais accoudé de nouveau sur le livre de l’Esprit, mais je n’étais plus capable de fixer mon attention au texte abstrait d’Helvétius. Je vous rapporte cet enfantillage, mon cher maître, pour que vous aperceviez mieux quelle étrange mixture d’innocence et de dépravation s’élaborait alors dans ma tête. Que prouvait en effet cette déception subite, sinon que je m’étais imaginé diriger les pensées de Charlotte en appliquant à cette jeune fille des lois de psychologie empruntées aux philosophes, absolument comme son frère, le comte André, dirigeait les billes du billard à son gré, le soir où il m’avait comme médusé par ses moindres gestes ? La blanche touche la rouge un peu à gauche, part sur la bande, revient sur l’autre blanche. Cela se dessine à la main sur le