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Page:Bourget - Le Disciple.djvu/243

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LE DISCIPLE

inquiétude. Je dois ajouter que, durant nos entretiens de ces deux mois où nous étions devenus si étroitement amis, nous avions évité, elle par délicatesse, moi par ruse, toute allusion au faux roman de déception par lequel j’avais essayé d’émouvoir sa pitié. Je compris combien elle avait cru à ce roman et qu’elle n’avait pas cessé d’y songer, quand elle me dit, avec un passage d’involontaire mélancolie dans ses yeux :

— « Pourquoi vous gâtez-vous à vous-même cette belle journée par de tristes souvenirs ? Vous paraissiez être devenu plus raisonnable… »

— « Non ! » lui répondis-je ; « vous ne savez pas ce qui me rend triste… Ah ! Ce ne sont pas des souvenirs… Vous faites allusion à mes chagrins d’autrefois, je le vois bien… Vous vous trompez… 11 n’y a pas de place en moi pour eux, non, — pas plus qu’il n’y a place, sur ces branches, pour les feuilles de l’an passé… »

Je lui montrais la ramure jeune d’un bouleau dont l’ombre découpée tombait, juste à cette seconde, sur la pierre où nous étions assis. J’entendis ma voix prononcer cette phrase, comme si c’eût été celle d’un autre. En même temps je lus dans les yeux de ma compagne que, malgré la comparaison poétique par laquelle j’avais sauvé ce que cette phrase enfermait de sens direct, elle m’avait compris. Que se passa-t-il en moi et comment ce qui m’avait été impossible jusqu’à cette