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Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/116

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proche et me présente de l’eau-de-vie, plein un vase en argent. Alors je devine d’où vient leur gaîté : ils étaient tous en ribote !

Un qui l’était moins que les autres me conta qu’en arrivant, ils avaient été à la corvée, et qu’en passant où il y avait encore quelques maisons, ils avaient vu sortir d’une cave deux hommes portant une lanterne, qu’ils avaient reconnus pour des juifs ; que, de suite, ils s’étaient concertés pour y revenir faire une visite après la distribution des vivres, afin de voir s’ils n’y trouveraient rien à manger, et ensuite passer la nuit dans cette église, qu’ils avaient remarquée ; qu’en effet ils étaient revenus et avaient trouvé, dans la cave, une barrique d’eau-de-vie, un sac de riz et un peu de biscuit, ainsi que dix capotes ou pelisses garnies de fourrures, et des bonnets, entre autres celui du rabbin. Comme ils s’étaient affublés de tout cela, je les avais pris, en entrant, pour ce qu’ils n’étaient pas. Avec eux se trouvaient plusieurs musiciens du régiment qui, un peu en train, s’étaient mis à jouer des orgues ; ainsi s’expliquaient les sons harmonieux qui m’avaient si fort intrigué.

Ils me donnèrent du riz, quelques petits morceaux de biscuit et le bonnet du rabbin, garni d’une superbe fourrure de renard noir. Je mis le riz précieusement dans mon sac. Tant qu’au bonnet, je le mis sur la tête et, voulant me reposer, je mis, devant le feu, une planche sur laquelle je me couchai. À peine avais-je la tête sur mon sac, que nous entendîmes, du côté de la porte, crier et jurer ; nous fûmes voir ce qu’il pouvait y avoir. C’étaient six hommes conduisant une voiture attelée d’un mauvais cheval, chargée de plusieurs cadavres qu’ils venaient déposer derrière l’église pour faire nombre avec ceux sur lesquels j’avais marché, la terre étant trop dure pour y faire des trous, et la gelée les conservant provisoirement. Ils nous dirent que, si cela continuait, l’on ne saurait plus où les placer, car toutes les églises servaient d’hôpitaux et étaient remplies de malades à qui il était impossible de donner des soins ; qu’il n’y avait plus que celle où nous étions où il n’y avait personne et où, depuis quelques jours, ils déposaient les morts ; que, depuis le moment où la tête de colonne de la Grande armée avait commencé à paraître, ils ne pouvaient suffire aux trans-