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Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/204

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leurs j’avais, depuis longtemps, les lèvres crevassées et qui saignaient à chaque instant.

Lorsqu’ils virent que nous ne pouvions pas en manger, ils nous apportèrent un morceau de mouton, quelques pommes de terre, des oignons et des concombres marinés. Enfin, ils nous donnèrent tout ce qu’ils avaient, en nous disant qu’ils feraient leur possible pour nous procurer quelque chose de mieux. En attendant, nous mîmes le mouton dans la marmite, pour nous faire une soupe. Le vieillard nous dit qu’il y avait, à une forte demi-lieue, un village où tous les juifs qui étaient sur la route s’étaient réfugiés, dans la crainte d’être pillés, et, comme ils avaient emporté leurs vivres avec eux, il espérait trouver quelque chose de mieux que ce qu’il nous avait donné jusqu’à présent. Nous voulûmes lui donner de l’argent. Il le refusa en disant que celui que nous lui avions donné, ainsi qu’à ses filles, servirait à cela, et qu’une d’elles était déjà partie avec sa mère et le grand chien.

On nous avait arrangé un lit à terre, composé de paille et de peaux de moutons. Depuis un moment, Picart s’était endormi ; je finis par en faire autant. Nous fûmes réveillés par le bruit que faisait le chien de la cabane en aboyant : « Bon ! dit le vieux Polonais, c’est ma femme et ma fille qui sont de retour ». Effectivement, elles entrèrent. Elles nous apportaient du lait, un peu de pommes de terre et une petite galette de farine de seigle qu’elles avaient pu avoir à force d’argent, mais pour de l’eau-de-vie, nima ![1] Le peu qu’il y avait venait d’être enlevé par les Russes. Nous remerciâmes ces bonnes gens qui avaient fait près de deux lieues dans la neige jusqu’aux genoux, pendant la nuit, par un froid rigoureux, en s’exposant à être dévorés par les loups ou les ours, en grand nombre dans les forêts de la Lithuanie, et surtout dans ce moment, car ils abandonnaient les autres forêts que nous brûlions dans notre marche, pour se retirer dans d’autres qui leur offraient plus de sûreté et de quoi manger, par la quantité de chevaux et d’hommes qui mouraient chaque jour.

  1. Nima, en polonais et en lituanien, signifie non, ou il n’y en a pas. (Note de l’auteur.)