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Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/271

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un peu — jusqu’au moment où, bien portants, nous pourrons gagner la Prusse ou la Pologne, car il est probable que les Russes n’iront pas plus loin que Kowno. » Je lui dis que je ferais comme il voudrait.

M. Serraris, à qui Grangier venait de faire part de mon dessein, s’approcha de moi pour me consoler ; il me dit que, tant qu’à mes douleurs, ce n’était rien, qu’elles ne provenaient que de la fatigue d’hier ; il me fit coucher devant le feu et comme, fort heureusement, le bois ne manquait pas, l’on en fit un bon, à me rôtir. Ce feu me fit tant de bien, que je sentais mes douleurs diminuer et un bien-être qui me fit dormir quelques heures. Il en fut de même pour le pauvre Rossi.

En 1830, je fus nommé officier d’état-major à Brest ; le jour de mon arrivée, étant à table avec ma femme et mes enfants, à l’hôtel de Provence où j’étais logé, il y avait, en face de moi, un individu ayant une fort belle tenue et qui me regardait souvent. À chaque instant, il cessait de manger et, le bras droit appuyé sur la table pour reposer sa tête, semblait réfléchir, ou plutôt se rappeler quelques souvenirs. Ensuite il causait avec le maître de la maison. Ma femme, qui était auprès de moi, me le fit remarquer : « Effectivement, lui dis-je, cet homme commence à m’intriguer, et, si cela continue, je lui demanderai ce qu’il me veut ! » Au même moment, il se lève, jette sa serviette à terre, et passe dans un bureau où était le registre des voyageurs. Il rentre dans la salle en s’écriant à haute voix : « C’est lui ! Je ne me trompais pas ! (en m’appelant par mon nom). C’est bien mon ami ! »

Je le reconnais à sa voix, et nous sommes dans les bras l’un de l’autre. C’était Rossi, que je n’avais pas revu depuis 1813, depuis dix-sept ans ! Il me croyait mort, et moi je pensais de même de lui, car j’avais appris, à ma rentrée des prisons, qu’il avait été blessé sous les murs de Paris. Cette reconnaissance intéressa toutes les personnes qui se trouvaient présentes, au nombre de plus de vingt ; il fallut conter nos aventures de la campagne de Russie. Nous le fîmes de bon cœur ; aussi, à minuit, nous étions encore à table, à boire le champagne, à la mémoire de Napoléon.