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Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/357

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Au moment où j’allais ouvrir la porte, je rencontrai la grosse servante Christiane, celle qui m’avait si bien frotté dans le bain ; elle me souhaita une bonne année, et, comme elle était la première personne que je rencontrais, je l’embrassai et lui donnai cinq francs : aussi fut-elle contente ; elle se retira en me disant « qu’elle ne dirait pas à Madame que je l’avais embrassée ».

Je me dirigeai du côté de la place du Palais. À peine y étais-je arrivé, que j’aperçus deux soldats du régiment : ils marchaient avec peine, courbés sous le poids de leurs armes et de la misère qui les accablait. En me voyant, ils vinrent de mon côté, et je reconnus, à ma grande surprise, deux hommes de ma compagnie, que je n’avais pas vus depuis le passage de la Bérézina. Ils étaient si malheureux, que je leur dis de me suivre jusqu’à une auberge où je leur fis servir du café pour les réchauffer.

Ils me contèrent que, le 29 novembre au matin, un peu avant le départ du régiment des bords de la Bérézina, on les avait commandés de corvée pour enterrer plusieurs hommes du régiment, tués la veille ou morts de misère ; qu’après avoir accompli cette triste mission, ils étaient partis pensant suivre la route que le régiment avait prise, mais que, malheureusement, ils s’étaient trompés en suivant des Polonais qui se dirigeaient sur leur pays. Ce n’est que le lendemain qu’ils s’en aperçurent : « Enfin, me dirent-ils, il y avait un mois que nous marchions dans un pays inconnu, désert, toujours dans la neige, sans pouvoir nous faire comprendre, sans savoir où nous étions et où nous allions ; l’argent que nous avions ne pouvait nous servir. Si, quelquefois, nous nous sommes procuré quelques douceurs, comme du lait ou de la graisse, c’est aux dépens de nos habits, en donnant nos boutons à l’aigle, ou les mouchoirs que nous avions conservés par hasard. Nous n’étions pas les seuls ; beaucoup d’autres de différents régiments marchaient aussi, comme nous, sans savoir ou ils allaient, car les Polonais que nous avions suivis avaient disparu, et c’est par hasard, mon sergent, que nous arrivons ici et que nous avons eu le bonheur de vous rencontrer. » À mon tour je leur témoignai tout le plaisir que j’avais de les revoir ; il y avait quatre ans qu’ils étaient dans la compagnie.