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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/281

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LA FEMME DU DOCTEUR

dis qu’Isabel lisait de l’autre côte l’inépuisable volume. C’était très-mal à elle ; mais Mme Gilbert n’en était pas encore à considérer la culpabilité de ses actions. Elle se montrait bonne épouse, douce, et soumise ; et elle s’imaginait avoir le droit de meubler à sa guise les appartements secrets de son esprit. Qu’importait-il qu’un dieu étranger régnât dans le temple, tant que les portes soigneusement closes cachaient sa beauté dangereuse, tant qu’elle rendait hommage à son légitime maître et seigneur ? Il était son seigneur et maître bien que ses doigts fussent carrés aux extrémités et qu’il eût un goût déréglé pour les oignons nouveaux. Les oignons nouveaux ! les oignons sempiternels, pensait Isabel ; car les légumes désagréables semblaient être perpétuellement de primeur à Graybridge. C’était fort mal à elle de penser sans cesse à Roland comme elle avait pensé à Eugène Aram, à Lara, à Ernest Maltravers — Ernest Maltravers aux yeux bleus. Les héros aux yeux bleus étaient surannés maintenant. N’était-il pas brun ?

Elle était très-coupable, très-folle, très-puérile. Pendant toute sa vie elle avait joué avec ses héros et ses héroïnes comme les autres enfants jouent avec leurs poupées. Tantôt Édith Dombey était sa favorite ; tantôt c’était Zuleika aux yeux noirs, agenouillée aux pieds de Selim tournant machinalement une fleur entre ses doigts. Laissée à elle-même pendant toute son enfance oisive, cette enfant s’était nourrie de romans en trois volumes et de poésie sentimentale ; et maintenant qu’elle était mariée et investie des devoirs solennels de l’épouse, elle ne pouvait pas briser d’un coup sa douce chaîne romanesque pour s’adonner aux pâtés et aux puddings.