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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome II.djvu/92

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LA FEMME DU DOCTEUR.

l’œuf et la rôtie que Mathilda plaça devant elle. L’excellente femme regarda sa jeune maîtresse avec une contenance grave, et Mme Gilbert évita son honnête regard. Honte et malheur ! — elle avait nié que ces deux mots hideux pussent s’appliquer à elle-même ; mais la coupe qu’elle avait repoussée rencontrait ses lèvres à chaque instant et le goût de son breuvage amer se mêlait à chaque chose qu’elle goûtait ; elle tourna le dos à Mathilda et se sentit fâchée contre elle. La fidèle femme de charge retourna bientôt à la cuisine, et Mme Gilbert, montant doucement dans sa chambre, mit son chapeau et son châle.

Elle ne devait le rencontrer qu’à trois heures, et il n’était encore que midi et quelques minutes ; mais elle ne pouvait tenir en place. Depuis quelque temps une fièvre et une inquiétude terribles s’étaient emparées d’elle. Depuis l’arrivée de Roland dans le Midland, sa vie n’avait-elle pas été une longue fièvre ? Elle jeta un regard en arrière, et se rappela qu’elle avait un instant vécu tranquille et satisfaite, dans une ignorance profonde de l’existence de cet être splendide. Elle avait vécu ayant foi dans les héros nuageux de ses livres. Elle avait cru aux grands officiers à tuniques grises en garnison à Conventford, ou bien encore au vicaire malingre de Camberwell ; et, il y avait longtemps, bien longtemps de cela, — oh ! indicible horreur ! — à un jeune apprenti parfumeur à l’air sentimental, de Walworth Road, qui avait de grands yeux bleus humides et ressemblait vaguement à Ernest Maltravers, et qui se montrait plus libéral — pour Isabel, et non pour d’autres ! — que n’importe quel parfumeur de ce faubourg de Surrey, lorsqu’il lui servait pour trois pence d’eau de lavande ou