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LES OISEAUX DE PROIE

La découverte de cette faiblesse fut presque démoralisante pour Haukehurst. Il était honteux de cet amour fou qui réveillait tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus pur dans son âme, livrée depuis si longtemps au mal. Il lutta résolument pendant quelque temps contre ce qu’il considérait comme une aberration ; mais l’existence qu’il avait menée, tout en lui apprenant à se tirer des situations les plus compliquées, ne lui avait pas enseigné le moyen de dominer ses propres émotions, et lorsqu’il reconnut que la présence de Charlotte était devenue un des besoins de sa vie, il prit le parti de s’abandonner à son sort, résolu cette fois à ne plus se contraindre, à ne plus lutter. Le courant qui l’entraînait était plus fort que sa volonté : s’il devait rencontrer des écueils cachés sous l’onde limpide, il n’avait plus qu’à en prendre son parti. Sa frêle barque sombrerait si telle était sa destinée. En attendant, il trouvait si doux de la sentir flotter voluptueusement sur l’écume d’une mer échauffée par le soleil, qu’il fermait les yeux, s’endormait dans son beau rêve, se disant qu’il serait bien temps de se réveiller lorsqu’on rencontrerait quelque banc de sable ou quelque écueil.

Mlle Paget avait eu bien peu de joies dans le cours de sa triste jeunesse, mais jamais elle n’avait connu une douleur pareille à celle qu’elle éprouvait en voyant chaque jour son bien-aimé Valentin ému, tremblant devant Charlotte, son amie. Elle supportait bravement son martyre, dissimulant avec un art presque sublime les soupçons atroces que sa fierté native lui interdisait d’avouer.

« Nul ne se soucie de ce qui me touche, pensait-elle ; personne au monde ne se préoccupe de savoir si je suis heureuse ou malheureuse. Que lui importe, à lui ! »