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Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/14

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bation due aux actions antisociales, et la faveur dont les actes utiles à la société jouissent dans l’opinion.

Mais ce n’est pas tout, et nous pouvons faire intervenir, pour la création de la moralité, un ordre de sentiments plus élevés. Parmi les instincts sociaux que l’homme possède en commun avec certains animaux, se trouve l’instinct de la sympathie. L’homme souffre des maux qui atteignent ses semblables. Il jouit de leur bonheur. Vivement reproduite dans son imagination, la souffrance, ou la joie d’autrui, agit avec énergie sur la sensibilité et sur la volonté de l’être social. Dès lors tel acte, tel que le vol et l’assassinat, qui est déjà réprouvé comme nuisible à la société, devient odieux parce qu’il implique la souffrance d’autrui[1].

L’instinct social fournit donc trois motifs de moralité, trois principes servant à classer les actes humains en bons et mauvais : l’opinion publique, les châtiments et les récompenses, et la sympathie. Telle est la morale de l’humanité arrivée au premier degré au-dessus de l’état sauvage primitif. Il importe ici de remarquer de quelle nature est cette morale.

Elle est éminemment contingente. Elle est un résultat des circonstances dans lesquelles la société humaine s’est trouvée. Elle est purement expérimentale. Elle ne s’appuie que sur des sanctions sensibles actuelles. Elle est en outre tout à fait variable et progressive. Suivant l’état de la société, la morale sera différente. Chez les peuples chasseurs et guerriers, ce seront les vertus militaires qui seront prônées. Chez les peuples commerçants, ce sera l’économie, l’habileté, ou même la probité, si les hommes reconnaissent qu’il y a avantage à tenir sa parole. Chaque nation, chaque époque, auront leur morale particulière. Contingente, sans principe transcendant, expérimentale, variable, progressive, cette morale, composée de faits et non de principes, n’a rien d’obligatoire. Elle est purement persuasive. Les hommes n’en suivent ses règles que par crainte, par intérêt, ou par la sympathie qui n’est qu’une forme de l’intérêt, puisqu’elle consiste à chercher la jouissance personnelle causée par le bonheur d’autrui, ou à fuir la peine causée par son malheur.

Comment maintenant cette morale a-t-elle pu se transformer pour devenir la morale absolue du devoir, appuyée sur l’idée de Dieu, qui règne depuis l’aurore de l’histoire dans les sociétés humaines ? C’est, nous disent les modernes docteurs, grâce à un troisième principe, celui de l’hérédité. Les instincts, les sentiments, les idées, passent par hérédité du cerveau des parents dans celui

  1. Herbert Spencer dit que c’est ce dernier motif qui, seul, donne aux actions leur caractère apparent de moralité. (Data of Ethics, chap. VII).