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Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/53

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sont pas pourvus d’idées morales, ils sont tout aussi dépourvus d institutions sociales : ce sont encore des individus bruts, non agrégés dans l’ignorance d’une société. La société. dans ce système, ne serait pas antérieure à la morale, elle lui serait contemporaine. Notions morales et institutions sociales se seraient développées ensemble, agissant sans doute les unes sur les autres, mais sans que les unes puissent réclamer, par rapport aux autres, l’avantage d’en être le principe et la source.

Dans ce développement graduel d’une humanité complètement barbare à l’origine, les idées morales et les formes sociales, y compris la famille elle-même, n’auraient qu’une source unique et commune, la nature humaine et ses instincts, qui, non encore manifestés à l’origine, auraient graduellement passé de la puissance à l’acte, comme les divers membres cachés dans l’embryon d’un être organisé. On n’aurait donc pas le droit de dire que la morale est l’œuvre de la société, ou la société l’œuvre de la morale l’une et l’autre seraient le produit de la nature humaine et des circonstances au milieu desquelles elle s’est développée. On voit par la combien est importante, dans l’étude de cette question, la thèse fondamentale que nous avons exposée et démontrée plus haut, à savoir la différence d’espèce, et non simplement de degré, entre les facultés de l’homme et celles de l’animal. C’est en effet en supposant, contrairement à l’expérience, qu’une société animale existant sans moralité, comme celle des abeilles, a pu se transformer en une société humaine, que l’on a pu dire que la société et les instincts sociaux étaient antérieurs aux notions morales et pouvaient en être considérés comme le principe.

Mais nos adversaires sont obligés d’abandonner eux-mêmes cette hypothèse nécessaire à leur système. La continuité prétendue entre l’homme et l’animal est tellement contraire aux faits, qu’ils se voient obligés de supposer, entre les antiques sociétés animales et les sociétés humaines, une période de complète barbarie dans laquelle auraient vécu les premiers hommes. Qu’est-ce à dire, sinon qu’ils comprennent, comme nous, que dès qu’il s’agit de l’homme, tout ce qui précède n’est rien, et qu’il faut recommencer à nouveau. L’homme sauvage sans aucune moralité et l’anthropoïde qui devient graduellement un être moral s’excluent l’un l’autre. Herbert Spencer parait l’avoir senti lui-même et se demande pourquoi l’humanité, dont, suivant lui, la monogamie est la forme de mariage naturelle, n’est pas arrivée de suite à cette forme, comme les sociétés animales, qui ont dès l’origine des mœurs qui conviennent à leur durée et à leur progrès. Sa réponse est faible, et on ne voit pas comment la barbarie initiale des hommes s’accorde avec le progrès