Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/203

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— J’ose dire que je serais plus tolérante que vous envers un Rousseau, Cary. D’une nature soumise et contemplative vous-même, vous aimez cependant les hommes positifs et pratiques. Aussi vous devez regretter beaucoup votre cousin Moore, maintenant que vous et lui ne vous rencontrez jamais.

— Je le regrette, en effet.

— Et lui doit vous regretter aussi ?

— Oh ! assurément non.

— Je ne puis imaginer, poursuivit Shirley, qui avait pris l’habitude d’introduire le nom de Moore dans la conversation, même lorsqu’il semblait n’y avoir rien à faire, je ne puis croire qu’il n’ait pas eu pour vous un profond attachement, puisqu’il faisait tant attention à vous, vous parlait et vous instruisait si bien.

— Jamais il n’eut pour moi un attachement profond ; jamais il ne me l’a fait voir. Il s’attachait au contraire à me prouver qu’il me tolérait seulement. »

Caroline, décidée à ne pas se laisser entraîner du côté flatteur en appréciant l’attachement que son cousin avait pour elle, s’était habituée à y penser et à le mentionner avec la plus grande réserve. Elle avait ses raisons pour être moins confiante que jamais dans l’avenir, moins indulgente aux agréables souvenir du passé.

« Alors, dit miss Keeldar, en retour, vous le tolériez seulement aussi ?

— Shirley, les hommes et les femmes sont si différents ! ils sont dans une si différente position ! Les femmes ont si peu de choses qui les occupent, les hommes en ont tant ! Vous pouvez éprouver de l’amitié pour un homme, tandis que vous lui êtes à peu près indifférente. Une grande partie de ce qui réjouit votre vie peut dépendre de lui, sans qu’aucun de ses sentiments, aucune de ses pensées, se rapporte à vous. Robert avait l’habitude de se rendre à Londres, quelquefois pour une semaine ou deux ; eh bien, lorsqu’il était parti, son absence me semblait un vide, il me manquait quelque chose ; Briarfield était plus triste ; j’avais mes occupations habituelles, et cependant lui me manquait. Lorsque, le soir, je me trouvais seule, j’éprouvais une conviction étrange et que je ne puis décrire : à savoir que, si un magicien ou un génie m’eût en ce moment offert la lunette du prince Ali (vous savez, dans les Mille et une Nuits), à l’aide de laquelle j’eusse pu voir Robert, savoir où il