Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/220

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suppose que vous vous imaginez les mammouths de la mer paissant autour de la base « des éternelles montagnes, » dévorant leur étrange provende dans les immenses vallées au-dessus desquelles la mer roule ses flots). Je n’aimerais pas que notre barque fût renversée par le vieux patriarche.

— Il me semble que vous vous attendiez à voir des sirènes, Shirley ?

— Une, tout au moins : il m’en faut absolument une. Et voici la manière dont elle apparaîtra : je me promène seule sur le pont, à une heure avancée d’une soirée d’août, par un splendide clair de lune. À la surface de la mer se lève quelque chose de blanc que la lune éclaire. Cet objet brille et disparaît. Il s’élève de nouveau : il me semble que je l’entends crier d’une voix articulée. Je vous appelle, je vous montre une forme, blanche comme l’albâtre, sortant des flots brumeux. Toutes deux nous voyons ses longs cheveux, son bras blanc levé, son visage ovale brillant comme une étoile. Elle glisse plus près de nous : on distingue alors clairement un visage humain, un visage dans le style du vôtre (excusez le mot, il convient parfaitement), dont la pâleur ne défigure nullement les traits réguliers et purs. Elle nous regarde, mais avec des yeux différents des nôtres. Je vois un éclat surnaturel dans ce regard cauteleux. Si nous étions hommes, nous nous élancerions à ce signe ; nous affronterions les flots pour l’amour de la froide enchanteresse ; mais nous sommes femmes, et nous sommes en sûreté, quoique non sans frayeur. Elle comprend pourquoi notre regard n’est point ému ; elle se sent impuissante : la colère plisse son front ; elle ne peut nous charmer, elle nous épouvantera. Elle s’élève très-haut, et sa forme entièrement visible glisse sur le sommet de la sombre vague. Terreur tentatrice ! monstrueuse image de nous-mêmes ! N’êtes-vous pas heureuse, Caroline, lorsqu’à la fin, avec un cri perçant, elle disparaît dans l’abîme ?

— Mais, Shirley, elle n’est pas comme nous : nous ne sommes pas des tentatrices, des terreurs, des monstres.

— Quelques-unes de notre sexe, dit-on, sont tout cela. Ce sont les hommes qui donnent à la femme, en général, de semblables attributs.

— Mes chères, interrompit mistress Pryor, ne vous apercevez-vous pas que votre conversation, depuis dix minutes, tourne singulièrement à la fantaisie ?