Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/225

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Miss Keeldar avait fini sa lecture.

« Et êtes-vous joyeux ou attristé de ces menaçantes nouvelles ? demanda-t-elle à son tenancier.

— Ni l’un ni l’autre précisément : mais certainement je suis éclairé. Je vois que notre seule ressource est la fermeté. Je vois qu’une attitude rigoureuse et résolue est le meilleur moyen d’éviter des collisions sanglantes. »

Alors il lui demanda si elle avait remarqué certain paragraphe particulier, et, sur sa réponse négative, il se leva pour le lui montrer ; il continua la conversation debout devant elle. D’après ce qu’il lui disait, il était évident que tous deux appréhendaient des troubles dans le voisinage de Briarfield, bien que la manière dont ces troubles devaient éclater ne fût pas spécifiée. Ni Caroline ni mistress Pryor ne firent de questions : le sujet ne paraissait pas mûr pour la libre discussion ; et miss Keeldar et son tenancier purent garder pour eux les détails sans être importunés par la curiosité de leurs auditeurs.

Miss Keeldar, en parlant à M. Moore, prenait un ton à la fois animé et plein de dignité, confidentiel et réservé. Cependant, lorsque les lumières furent apportées, que le feu fut ranimé et que la clarté ainsi reproduite rendit visible l’expression de son visage, vous eussiez pu y lire sur ses traits l’intérêt, la vie, l’animation : il n’y avait aucune coquetterie dans sa conduite ; ce qu’elle éprouvait pour Moore, elle l’éprouvait sérieusement. Ses sentiments à lui étaient sérieux aussi, et ses vues arrêtées, apparemment, car il ne faisait aucun effort pour attirer à lui, éblouir et produire de l’impression. Il conservait cependant toujours un petit air d’autorité : car sa voix grave, quoique doucement modulée, son esprit quelque peu rude, de temps à autre, quoique sans intention et involontairement, dominaient par le ton ou par quelque phrase péremptoire les accents plus doux et la nature fière mais susceptible de Shirley. Miss Keeldar paraissait heureuse de converser avec lui, et son plaisir semblait double : le plaisir du passé et du présent, du souvenir et de l’espérance.

Ce que je viens d’exprimer, ce sont les propres idées de Caroline sur Shirley et M. Moore. Elle éprouvait ce qui vient d’être décrit. Avec ce sentiment, elle s’efforçait de ne pas souffrir, mais souffrait amèrement néanmoins. Quelques minutes auparavant, son cœur affamé avait savouré une parcelle de nourriture qui, si elle lui eût été librement donnée, eût pu ra-