Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/279

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thé commença. Caroline était trop occupée de son office pour avoir le temps de regarder autour d’elle ; mais, la dernière tasse remplie, elle jeta un regard inquiet à travers la salle. Plusieurs gentlemen et plusieurs ladies demeuraient encore debout et n’avaient point de sièges. Au milieu d’un groupe, elle reconnut sa vieille amie, miss Mann, que le beau temps et quelques sollicitations avaient déterminée à quitter sa triste solitude pour jouir de quelques heures de plaisir. Miss Mann semblait fatiguée de se tenir debout ; une lady en chapeau jaune lui apporta une chaise. Caroline reconnut ce chapeau jaune ; elle reconnut les cheveux noirs, la figure bienveillante, quoique renfrognée, que surmontait ce chapeau ; elle reconnut la robe de soie noire et même le châle gris de lin ; enfin elle reconnut Hortense Moore, et elle eut l’idée de franchir tous les obstacles, de courir à elle et de l’embrasser, de lui donner un baiser pour elle et deux pour son frère. Elle se leva même à moitié, avec une exclamation étouffée, et peut-être, car l’impulsion était violente, se serait-elle précipitée à travers la chambre, si une main ne l’eût retenue sur sa chaise, et si une voix derrière elle ne lui eût murmuré :

« Attendez après le thé, Lina, et je l’amènerai vers vous. »

Et, aussitôt qu’elle put de nouveau lever les yeux, elle regarda : Robert lui-même était là, non loin d’elle, qui souriait à son ardeur ; il lui parut mieux qu’elle ne l’avait jamais vu ; il sembla même si beau à ses yeux fascinés, qu’elle n’osa pas hasarder un second coup d’œil : car cette image éblouit son regard d’un éclat douloureux, et s’imprima dans sa mémoire comme si elle y eût été daguerréotypée par un rayon de l’éclair.

Il s’avança et parla à Shirley, qui, irritée par quelques attentions importunes de Sam Wynne, et parce que ce gentleman demeurait assis sur ses gants et sur son mouchoir, et probablement aussi par le manque de ponctualité dont Moore s’était rendu coupable, n’était rien moins que de bonne humeur. Elle haussa d’abord les épaules, puis lui lança un ou deux mots amers sur son insupportable lenteur. Moore ne répliqua ni ne s’excusa. Il s’assit tranquillement à côté d’elle, comme s’il attendait qu’elle fût calmée, ce qu’elle fit en moins de cinq minutes ; elle lui offrit sa main, qu’il prit avec un sourire moitié grondeur, moitié reconnaissant : un imperceptible mouvement de tête marquait distinctement la première qualité