Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/533

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teaux à thé aux raisins de Corinthe, et condescendit à en choisir un. Grâce à son couteau, il put s’approprier une aile de poulet et une tranche de jambon. Il pensa qu’un morceau de pouding froid s’harmonierait avec ces articles, et ayant fait cette addition à ses provisions, il se précipita dans le corridor.

Il en avait parcouru la moitié ; trois pas le séparaient du port, ou plutôt du parloir du fond, où il allait se trouver en sûreté, quand la porte d’entrée s’ouvrit et Mathieu se dressa devant lui. Mieux eût aimé Martin voir le diable en personne, avec son attirail de cornes, de queue et de pieds fourchus.

Mathieu, sceptique et railleur, n’avait pas voulu ajouter foi au subit mal de cœur : il avait murmuré quelques mots, parmi lesquels on avait distinctement entendu ceux d’imposteur. La vue de son frère s’installant dans la chaise de son père et lisant le journal avait paru l’affecter d’un spasme mental : le spectacle qu’il avait maintenant devant les yeux, les pommes, les tartes, les gâteaux à thé, la volaille, le jambon et le pouding, ne donnaient que trop raison à la bonne opinion qu’il avait de sa sagacité.

Martin demeura interdit pendant une minute, un instant ; mais il ne tarda pas à se remettre. Avec la vraie perspicacité des âmes d’élite, il vit à l’instant comment il pourrait tirer avantage de ce qui à première vue semblait un fâcheux contre-temps. Il vit comment il pourrait en profiter pour accomplir sa deuxième tâche, se débarrasser de sa mère. Il savait qu’une collision entre lui et Mathieu ne manquait jamais de donner à mistress Yorke une attaque de nerfs ; il savait aussi que, d’après ce principe que le calme succède à l’orage, après une matinée de spasmes nerveux, sa mère ne manquerait pas de passer l’après-midi au lit. Cela l’arrangeait parfaitement.

La collision eut conséquemment lieu dans le corridor. Un rire sec, un insultant sarcasme, une méprisante provocation, accueillis par une nonchalante mais cruelle réplique, furent le signal du combat. Ils se ruèrent l’un sur l’autre. Martin, qui ordinairement faisait peu de bruit en ces occasions, en fit beaucoup cette fois. Les domestiques, mistress Yorke, miss Moore, accoururent : aucune main de femme ne put les séparer, et on appela M. Yorke.

« Mes fils, dit-il, l’un de vous devra quitter mon toit si cela se renouvelle ; je ne veux voir ici aucune lutte entre Abel et Caïn. »

Martin alors se laissa enlever : il avait été blessé ; il était le