Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/568

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lui dis : « Allez où vous voudrez, mon garçon ; mais, jusqu’à ce que je vous appelle, ne revenez pas ici. »

Henry, je pus le voir, n’était pas content de son renvoi : ce garçon est jeune, mais c’est un penseur. Son œil méditatif brille sur moi quelquefois d’une manière étrange : il sent à moitié ce qui m’attache à Shirley ; il devine qu’il y a un délice plus grand dans la réserve avec laquelle je suis traité, que dans toutes les caresses qu’on lui donne. Ce jeune lionceau boiteux rugirait contre moi de temps à autre, parce j’ai dompté sa lionne et m’en suis constitué le gardien, si l’habitude de la discipline et l’instinct de l’affection ne le retenaient. Allez, Henry ; il faut que vous appreniez à prendre votre part du fiel de la vie qu’a goûté toute la race d’Adam qui vous a précédé et qui vous suivra : votre destinée ne peut être une exception au lot commun. Rendez grâce à Dieu que votre amour soit dédaigné maintenant, avant qu’il ait aucune affinité avec la passion : une heure d’agitation, un accès d’envie, suffisent pour exprimer ce que vous sentez. La jalousie brûlante comme le soleil sous la ligne, la rage destructive comme l’orage du tropique, le climat de vos sensations les ignore encore.

Je m’assis à mon bureau à ma manière habituelle. C’est un don précieux que ce pouvoir que j’ai de couvrir toute ébullition intérieure avec le calme de ma physionomie. Nul, en voyant mon visage impassible, ne peut soupçonner le tourbillon qui tournoie dans mon cœur, engouffre ma pensée, détruit ma prudence. Il est agréable de pouvoir marcher ainsi dans la vie, calme et fort, sans effrayer par aucun mouvement excentrique. Ce n’était point mon intention de lui prononcer un mot d’amour, ou de lui révéler une lueur du feu qui me dévore. Je n’ai jamais été présomptueux ; je ne le serai jamais. Plutôt que de paraître égoïste et intéressé, je me déciderais résolument à me ceindre les reins, à m’éloigner d’elle pour aller de l’autre côté du globe chercher une nouvelle vie, froide et stérile comme le roc que lave sans cesse l’onde salée. Mon dessein ce matin était de l’observer de près, de lire une ligne dans la page de son cœur ; avant de la quitter, j’étais déterminé à connaître ce que je quittais.

J’avais quelques plumes à tailler : beaucoup d’hommes auraient senti leur main trembler, si leur cœur eût été agité comme le mien. Ma main ne trembla pas et ma voix fut ferme.