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Page:Brossard - Correcteur typographe, 1924.djvu/213

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la nuit, pour que le train du lendemain n’éprouvât aucune interruption, pour que les ouvriers ne fissent aucune perte de temps. Il était, dans toute l’étendue du mot, esclave de ses doubles fonctions. Il était tellement préoccupé des intérêts des ouvriers que, le jour même de ses noces, il quitta la compagnie pour aller corriger des épreuves qu’il savait être attendues par les imprimeurs. Ma mère m’a raconté le fait et l’inquiétude que causa la subite disparition du marié. Le grave Stoupe, qui était dans la confidence de son Charles, comme il l’appelait, se divertit quelques instants de l’embarras visible de la personne la plus intéressée dans l’événement ; mais il ne tarda pas à rassurer tout le monde. Vers trois heures du matin, le marié revint partager les plaisirs de la réunion. — Si ce trait de la vie privée d’un imprimeur tout dévoué à son art et dans des temps alors si désastreux aux arts et aux lettres paraissait être à quelques lecteurs déplacé dans ce livre, je les prierais de se souvenir que l’histoire littéraire n’a pas dédaigné de recueillir des faits analogues qui peignent mieux le caractère des hommes que ne le ferait la plume la plus ingénieuse. »

Sans doute, le « grave Stoupe » sut apprécier et, dès lors, récompenser le dévouement de « son Charles » autant que la génération des correcteurs s’honore d’avoir compté parmi ses membres le prote-correcteur Crapelet et son fils.

Il serait facile de citer nombre d’autres traits de dévouement de la part de correcteurs plus ou moins illustres. L’étendue de ces lignes en serait considérablement allongée, sans plus de profit pour la preuve.

Non point que le dévouement doive être poussé à l’extrême, jusqu’au mépris des devoirs dont, à défaut de toute prescription, nos sentiments nous font une obligation. Le correcteur est homme, et ce serait assurément s’exposer à des reproches mérités de sécheresse de cœur et d’inhumanité que d’imiter l’exemple suivant : « Dans une situation inverse de la vie de celle de Crapelet, je citerai un autre exemple qui concerne un imprimeur du xvie siècle. Morel Frédéric II, petit-neveu de Robert Estienne, avait une ardeur incroyable pour le travail et l’étude qui le rendait assez indifférent à tous les événements. Sa femme étant malade, on vint le prévenir qu’elle était à toute extrémité : « Un moment, dit-il, je n’ai plus que deux mots à écrire. » Quelques instants après, on lui annonça qu’elle était morte :