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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 2.pdf/137

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ARTICLE VIII

SUR LES COQUILLES ET LES AUTRES PRODUCTIONS DE LA MER, QU’ON TROUVE DANS L’INTÉRIEUR DE LA TERRE



J’ai souvent examiné des carrières du haut en bas, dont les bancs étaient remplis de coquilles ; j’ai vu des collines entières qui en sont composées, des chaînes de rochers qui en contiennent une grande quantité dans toute leur étendue. Le volume de ces productions de la mer est étonnant, et le nombre de ces dépouilles d’animaux marins est si prodigieux, qu’il n’est guère possible d’imaginer qu’il puisse y en avoir davantage dans la mer ; c’est en considérant cette multitude innombrable de coquilles et d’autres productions marines, qu’on ne peut pas douter que notre terre n’ait été pendant un très long temps un fond de mer peuplé d’autant de coquillages que l’est actuellement l’océan : la quantité en est immense, et naturellement on n’imaginerait pas qu’il y eût dans la mer une multitude aussi grande de ces animaux ; ce n’est que par celle des coquilles fossiles et pétrifiées qu’on trouve sur la terre, que nous pouvons en avoir une idée. En effet, il ne faut pas croire, comme se l’imaginent tous les gens qui veulent raisonner sur cela sans avoir rien vu, qu’on ne trouve ces coquilles que par hasard, qu’elles sont dispersées çà et là, ou tout au plus par petits tas, comme des coquilles d’huîtres jetées à la porte ; c’est par montagnes qu’on les trouve, c’est par bancs de 100 et de 200 lieues de longueur ; c’est par collines et par provinces qu’il faut les toiser, souvent dans une épaisseur de 50 ou 60 pieds, et c’est d’après ces faits qu’il faut raisonner.

Nous ne pouvons donner sur ce sujet un exemple plus frappant que celui des coquilles de Touraine : voici ce qu’en dit l’historien de l’Académie (année 1720, pages 5 et suiv.) : « Dans tous les siècles assez peu éclairés et assez dépourvus du génie d’observation et de recherche, pour croire que tout ce qu’on appelle aujourd’hui pierres figurées, et les coquillages mêmes trouvés dans la terre, étaient des jeux de la nature, ou quelques accidents particuliers, le hasard a dû mettre au jour une infinité de ces sortes de curiosités que les philosophes mêmes, si c’étaient des philosophes, ne regardaient qu’avec une surprise ignorante ou une légère attention, et tout cela périssait sans aucun fruit pour le progrès des connaissances. Un potier de terre, qui ne savait ni latin ni grec, fut le premier[1], vers la fin du xvie siècle, qui osa dire dans Paris, et à la face de tous les docteurs, que les coquilles fossiles étaient de véritables coquilles déposées autrefois par la mer dans les lieux où elles se trouvaient alors ; que des animaux, et surtout des poissons, avaient donné aux pierres figurées toutes leurs différentes figures, etc., et il défia hardiment toute l’école d’Aristote d’attaquer ses preuves ; c’est Bernard Palissy, Saintongeois, aussi grand physicien que la nature seule en puisse former un : cependant son système a dormi près de cent ans, et le nom même de l’auteur est presque mort. Enfin les idées de Palissy se sont réveillées dans l’esprit de plusieurs savants ; elles ont fait la fortune qu’elles méritaient, on a profité de toutes les coquilles, de toutes les pierres figurées que la terre a fournies ; peut-être seulement sont-elles deve-

  1. Je ne puis m’empêcher d’observer que le sentiment de Palissy avait été celui des anciens : Conchulas, arenas, buccinas, calculos variè infectos frequenti solo, quibusdam etiam in montibus reperiri, certum signutn maris alluvione eos coopertos locos volunt Herodotus, Plato, Strabo, Seneca, Tertullianus, Plutarchus, Ovidius, et alii. (Vide Dausqui, Terra et aqua, p. 7.)