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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome III.djvu/285

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que l’on recueille dans leurs sables, et il s’en trouve aussi en paillettes et en poudre dans les terres voisines de leurs bords ; les chercheurs de cet or, qu’on appelle arpailleurs, gagneraient autant, et plus, à tout autre métier, car à peine la récolte de ces paillettes d’or va-t-elle à vingt-cinq ou trente sous par jour. Cette même recherche, ou plutôt cet emploi du temps était, comme nous venons de le dire, vingt fois plus profitable du temps des Romains[1], puisque l’arpailleur pouvait alors gagner vingt fois sa subsistance ; mais, à mesure que la quantité du métal s’est augmentée, et surtout depuis la conquête du nouveau monde, le même travail des arpailleurs a moins produit, et produira toujours de moins en moins, en sorte que ce petit métier, déjà tombé, tombera tout à fait, pour peu que cette quantité de métal augmente encore : l’or d’Amérique a donc enterré l’or de France, en diminuant vingt fois sa valeur ; il a fait le même tort à l’Espagne, dont les intérêts bien entendus auraient exigé qu’on n’eût tiré des mines de l’Amérique qu’autant d’or qu’il en fallait pour fournir les colonies, et en maintenir la valeur numéraire en Europe toujours sur le même pied à peu près. Jules César cite l’Espagne et la partie méridionale des Gaules[2] comme très abondantes en or ; elles l’étaient en effet, et le seraient encore, si nous n’avions pas nous-mêmes changé cette abondance en disette, et diminué la valeur de notre propre bien en recevant celui de l’étranger : l’augmentation de toute quantité ou denrée nécessaire aux besoins, ou utile au service de l’homme, est certainement un bien ; mais l’augmentation du métal, qui n’en est que le signe, ne peut pas être un bien, et ne fait que du mal, puisqu’elle réduit à rien la valeur de ce même métal dans toutes les terres et chez tous les peuples qui s’en sont laissé surcharger par des importations étrangères.

Autant il serait nécessaire de donner de l’encouragement à la recherche et aux travaux des mines des matières combustibles et des autres minéraux, si utiles aux arts et au bien de la société, autant il serait sage de faire fermer toutes celles d’or et d’argent, et de laisser consommer peu à peu ces masses trop énormes sous lesquelles sont écrasées nos caisses, sans que nous en soyons plus riches ni plus heureux.

Au reste, tout ce que nous venons de dire ne doit dégrader l’or qu’aux yeux de l’homme sage, et ne lui ôte pas le haut rang qu’il tient dans la nature : il est le plus parfait des métaux, la première substance entre toutes les substances terrestres, et il mérite à tous égards l’attention du philosophe naturaliste ; c’est dans cette vue que nous recueillerons ici les faits

  1. Pline dit qu’on tirait tous les ans, des Pyrénées et des provinces voisines, vingt mille livres pesant d’or, sans compter l’argent, le cuivre, etc. ; il dit ailleurs que Servius Tullius, roi des Romains, fut le premier qui fit de la monnaie d’or, et qu’avant lui on l’échangeait tout brut. — Strabon rapporte que, dans le temps d’Auguste et de Tibère, les Romains tiraient des Pyrénées une si grande quantité d’or et d’argent, que ces métaux devinrent infiniment plus communs qu’avant la conquête des Gaules par Jules-César ; mais ce n’était pas seulement des mines des Pyrénées que les Romains tiraient cette grande quantité d’or et d’argent, car Suétone reproche à César d’avoir saccagé les villes de la Gaule pour avoir leurs richesses, tellement qu’ayant pris de l’or en abondance, il le vendit en Italie, à trois mille petits sesterces la livre, ce qui, selon Budé, ne fait monter le marc qu’à soixante-deux livres dix sous de notre monnaie. — Tacite donne une idée de l’abondance de l’or et de l’argent dans les Gaules par ce qu’il fait dire à l’empereur Claude, séant dans le sénat : « Ne vaut-il pas mieux, dit ce prince, que les Gaulois nous apportent leurs richesses que de les en laisser jouir séparés de nous ? » Hellot, Mémoires sur l’exploitation des mines de Baygory.
  2. Les anciens ont écrit que l’Espagne, sur toutes les autres provinces du monde connu, était la plus abondante en or et en argent, et particulièrement le Portugal, la Galice et les Asturies. Pline dit qu’on apportait tous les ans d’Espagne à Rome plus de vingt mille livres d’or, et aujourd’hui les Espagnols tirent ces deux métaux d’Amérique. Histoire des Indes, par Acosta ; Paris, 1600, p. 136.