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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/306

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dans la maison avec cette créature et je n’en savais rien ! mais elle devait le savoir, elle, oh !…

Comment dirai-je ce qui suivit ? C’est un épisode des chauffeurs sous le premier empire, un exploit de la « bande noire. »

À peine la servante avait-elle ouvert que cinq hommes se précipitaient à la fois dans la maison. Tout à fait réveillé par ce bruit insolite et par un cri d’épouvante poussé par la fille qui fuyait, je me levai précipitamment. J’avais devant moi cinq gaillards taillés en hercules, armés de marteaux et de grands clous ; deux d’entre eux montèrent à l’instant l’escalier du haut duquel je regardais ébahi, trop étonné encore pour songer à la peur.

Évidemment, c’était à moi qu’ils en voulaient et ils allaient me crucifier. Je songeai à mes tantes, au National, à mes créanciers devenus forcément mes légataires, à mon correcteur d’épreuves qui m’avait fait dire tant de platitudes, et que j’aurais voulu, en ce moment-là, serrer sur mon cœur. Je trouvai que le Canada était un pays superbe, que je n’aurais jamais dû quitter ; j’énumérai toutes les femmes qui m’avaient juré un amour éternel et que je n’avais plus revues après huit jours de soupirs ; tout ce que j’avais aimé, jusqu’à mes plumes d’oie, passa en un clin-d’œil devant mes yeux, puis je pris une attitude provocante en face de l’invasion, sans vouloir faire de sortie maladroite, comme le général Trochu, et l’on va voir pourquoi.

« Monsieur, me dit le chef de ces galériens échappés, en prenant un ton de crocodile repu, je suis au désespoir de vous déranger ; vous êtes étranger ici sans doute ; c’est pourquoi vous ne comprenez guère ce que signi-