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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/314

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l’homme cherche à se consoler du temps qui n’est plus par celui qui n’est pas encore, et ce rêve dure sans cesse ! Cette seconde insaisissable qu’on appelle le présent n’existe pas elle-même, parce qu’elle se confond de suite avec le passé à l’instant précis où l’on y songe. Dieu seul peut dire ; « Je suis » parce que Dieu seul possède un présent éternel. Pour nous, mortels, chroniqueurs et lecteurs, nous n’avons qu’un jour pour paraître et disparaître en emplissant le monde de notre néant ; nous ne faisons que passer, croyant avoir vécu ; nous sommes une ombre jetée dans la clarté de l’infini et nous effaçant à notre apparition même. Mais le désespoir ? ah oui ! c’est vrai ; encore une demi-colonne.

Un soir de l’été dernier, je me promenais sur la grève retentissante, retentissante à cause de mes bottes neuves qui craquaient à m’énerver. Dire qu’il y a tant de macadam sur les rives du Saint-Laurent et que nous avons si peu de chemins macadamisés ! Le Canadien évidemment est digne de tous les dons de la fortune, puisqu’il les méprise.

La lune était rousse et sèche ; autour d’elle aucun nuage, mais un ciel cuivré et bas qui semblait descendre sur la terre pour l’absorber ; la marée du fleuve montait lentement, lentement, comme une tache qui s’agrandit ; ses vagues avaient l’éclat terne d’un œil qui s’endort ; tout se taisait, excepté mes bottes. Il y avait dans cette nuit indécise quelque chose du voile qui s’ouvre en laissant passer la lumière comme un éclair, puis se referme soudain, épaississant les ténèbres.