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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/417

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Être mort et en avoir connaissance, voilà un horrible supplice ! c’est celui qu’endure le gouvernement de sir John depuis la publication des documents sur le Pacifique. Ainsi je fus annihilé pendant cinq minutes. Quand je revins à moi, je me sentis faible et creux, ce qui ne veut pas dire que les syncopes donnent de l’appétit, mais je signale un fait ; j’avais faim, et il nous restait encore cinq lieues à parcourir avant d’arriver chez le père Jean, qui tient un half way house, entre Chicoutimi et la paroisse d’Hébertville. Cinq lieues avec Rossus, c’est le tour du monde en perspective. Comme je l’avais déjà fait à peu près en réalité, cela me suffisait.

Je regardai Horace qui regarda Néron, lequel n’avait qu’une idée fixe, le minot d’avoine pour Rossus ; mais plus l’idée se vrillait dans sa tête, plus le minot s’éloignait. « Horace, m’écriai-je, ô stoïque, ô fortissime ! arrêtons-nous, je t’en prie, à cette première maison, et demandons une bouchée de pain et de lait, car je succombe… et la vie peut être encore si belle pour moi ! Voir le lac Saint-Jean et puis mourir !… je ne demande que ça ; mais je ne voudrais pas mourir d’abord et le voir ensuite. »

Horace, aussi attendri que convaincu, mais toujours bref, ne dit qu’un mot : « Néron, stop. »[1] Rossus comprit le premier ; il ne faut qu’un mot pour que Rossus arrête, tandis qu’il lui faut dix coups de fouet pour qu’il marche.

  1. Mot anglais qui signifie « arrête. »