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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/427

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bons pains tout frais, dorés, continuent de m’éblouir, et de gras vaisseaux de lait, avec leur crème comme une couche de neige vierge, illuminent encore le bahut entr’ouvert. Que faire ? Il faut bien attendre, puisque les gens de la maison ne sont pas arrivés… Holà ! oh ! les voici : ils sont trois, quatre, puis d’autres ; en cinq minutes, voilà dix à douze indigènes. Nous nous prosternons ; Horace explique le cas avec le calme qui convient aux grandes occasions, je me penche mélancoliquement dans la huche en signe de défaillance, et Néron, toujours barbare, plonge un couteau dans le plus vaste des pains qui se trouvent à sa portée.

En un clin-d’œil la table est mise : « Vous m’excuserais, » dit la maîtresse du lieu qui se multiplie et se dépêche comme dans les bonnes années.

Les truites lavées, éventrées, farinées, gémissent sur la braise ; dix minutes après ; elles sont dans une assiette, sous mes yeux remplis de larmes de bonheur. Horace n’a aucune espèce de faim, mais il a pour principe de manger quand une table est mise ; sa philosophie est pratique. Pour moi, je suis rendu à la limite extrême de l’inanition ; on sait que les dyspeptiques sont des gouffres ou des bardeaux, et je me prépare à engloutir. C’est étonnant de ce qu’un homme est insondable quand il s’y met. Un estomac vide, c’est comme un trou dans le néant ! Oui, c’est bien ça.

Ô faim ! ö faim ! que de crimes on commet en ton nom et que de truites on avale pour apaiser tes sanglantes fureurs ! Le crépuscule n’avait pas encore teint l’horizon de ses tremblantes nuances ni semé dans le ciel ses incertitudes blafardes que déjà quinze ou dix-huit truites se disputaient l’empire de mon abdo-