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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/47

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CHRONIQUES

Je ne déjeunerai pas ce matin, il fait trop beau ; il me faut une poésie vivante, en chair et en os ou en marbre ; vous savez que le marbre parle par la bouche des femmes ; donc, je vais faire une cour effrénée à toutes celles qui ont envie de se moquer de moi. Halte-là ! qui passe ? C’est le gros propriétaire de l’hôtel Jean. En voilà de la chair et peu d’os, encore moins de marbre, de la bonne pâte d’habitant ! Ce digne bonhomme est aussi malheureux que replet ; pas une âme encore chez lui, un bon hôtel, ma foi, où l’on paie $1.25 par jour. Pour nourrir son envie, il passe et repasse à toute heure devant le Saint-Lawrence Hall et jette des regards désespérés sur tous les élégants qui, comme moi, promènent leur victorieux dédain du levant au couchant, sans se soucier de ce qu’ils auront à payer pour cela. Il ne peut croire que la Providence ait de pareilles injustices, ni que nous consentions à payer deux fois plus que chez lui pour rester où nous sommes. Oui, $2.50 par jour, voilà ce qu’il nous en coûte pour contempler, trois fois en vingt-quatre heures, au moment solennel et antique des repas, les nymphes de Toronto, de Montréal et de New-York.

Déjà les étrangers de Cacouna commencent à se dégourdir ; sans doute ils étaient paralysés par le froid. On les voit aller aujourd’hui de çi, de là, sur la longue route ; le bruit et le mouvement se répandent et l’on s’apprête aux plaisirs. Hélas ! c’est à la veille de mon départ : mais il est d’autres plages où souillent tout l’été les vents qui balaient les ennuis ; je vais aller vers elles ; il me reste encore à voir la Malbaie, Kamouraska, le Saguenay, Rimouski, Tadoussac, assez pour le juif errant, peut-être pas assez pour l’âme