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Page:Buies - Chroniques, Tome 2, Voyages, 1875.djvu/83

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VOYAGES.

se sent descendre dans un tombeau grand comme la nature entière ; on respire, on sait que la vie est en soi, mais on n’en a conscience que comme d’un bruit sourd qui frappe dans le rêve ; tout l’être est suspendu, aucune sensation n’est plus perceptible, et l’on croit entrer dans un vaste anéantissement où le ciel et la terre sont confondus.

Je ne me rappelle pas bien comment je quittai Chicago ni les premiers milles de la route ; je fus sans pensée et sans regard pendant une heure au moins ; puis je m’éveillai comme poussé par un ressort électrique ; tout-à-coup les nerfs comme la volonté se redressaient, je redevins homme en un instant, moi qui depuis un mois avais cessé de vouloir ; je regardai de tous côtés ; les longues prairies déroulaient déjà leurs flots parfumés et chatoyants, l’espace se dégageait, et déjà la vaste route qui traversa un continent s’offrait dans toute sa liberté et sa grandeur. — Devant l’infini, seul, abandonné, misérable, je me sentis des proportions inconnues, je regardai debout cette immensité, trop petite encore pour ma pensée, et j’éprouvai un dédain sans nom pour toutes les chimères qui avaient fatigué et obscurci ma vie. Oui, oui, sans doute, l’homme est le roi et le maître ici-bas. Devant une destinée inexorable, souvent il se sent fléchir, — mais cela ne peut durer ; quelle que soit la persistance du sort contraire, il vient toujours une heure où il reprend possession de lui-même et nargue avec empire toutes les fatalités conjurées contre lui. L’homme n’accepte jamais entièrement son malheur, parce qu’il ne se sent pas