Aller au contenu

Page:Buies - La lanterne, 1884.djvu/327

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
327

Comment peindre ce que j’éprouvai ? Je regardais cette imposante figure de M. d’Estremont, illuminée par l’enthousiasme, et qui semblait déjà, revêtir les splendeurs du martyre politique. Puis, je reportais ma pensée sur le peuple canadien, cet autre martyr si longtemps immolé à l’ambition de ses guides et à leur passion de l’autorité.

Mais tout à coup une idée vint frapper mon cerveau : n’y avait-il rien d’exagéré dans ce sombre tableau d’abjections et de prostitution intellectuelle ? La parole ardente de M. d’Estremont, depuis longtemps comprimée, ne l’avait-elle pas emporté au-delà de sa pensée elle-même ? Était-il possible qu’il y eût tant d’aveuglement chez un peuple entier, jouissant d’une constitution libre ? Pouvais-je admettre à priori, sans autre témoignage que le dégoût d’un homme intelligent, mais peut-être aveuglé, que le secret de tant de maux fût tout entier dans le despotisme exercé sur les consciences ? N’y avait-il pas d’autres causes ? Des circonstances politiques ou étrangères n’avaient-elles pas influé sur l’esprit et sur la condition sociale du peuple ? Je commençais à douter, mais je ne voulais pas que le doute restât dans mon esprit, à moi qui étais venu chercher la lumière. Je savais du reste que mon hôte, s’il pouvait se laisser entraîner par la passion, céderait du moins toujours au plaisir de dire la vérité et de se réfuter lui-même, pour rendre hommage à la raison. Je m’adressai à lui sans hésiter ; je lui exposai mes doutes, en l’assurant d’avance que j’ajoute-rais foi à tout ce qu’il m’apprendrait de plus, quand il devrait corroborer ce qu’il venait de dire.

Il me serra la main avec effusion et continua ainsi : « Je vous remercie de votre confiance. Vous avez raison du reste d’en appeler à mon honnêteté contre les entraînements de mon caractère. Que je suis heureux de trouver quelqu’un qui me comprenne !… Je vous ai ouvert mon cœur ; il est temps que je vous parle le langage de l’histoire et de l’inflexible impartialité.

« Vous ne devez pas croire, reprit-il, après quelques instants de recueillement, que cet état de choses que je vous révélais tout à l’heure ait toujours duré. Oh non ! il y a eu aussi dans notre histoire une époque grande et mémorable, un temps d’héroïsme où les hommes qui guidaient le peuple étaient de vrais patriotes, de sincères et éloquents amis de toutes les libertés humaines. La corruption ne s’était pas encore glissée dans notre sein ; et le clergé, confondu avec les vaincus dans la conquête, était assez porté à les défendre. Alors, les mots de nationalité et de religion étaient prononcés avec respect ; c’étaient de puissants leviers pour soulever le peuple contre ses oppresseurs ; on rappelait nos ancêtres et l’on poussait la jeunesse aux vertus mâles et patriotiques, à la défense de ses droits. Si l’ignorance et la superstition régnaient, du moins on ne les employait pas à un but odieux, à l’asservissement général de la population. On n’avait pas encore appris à corrompre les plus purs instincts du peuple et à flétrir toutes les gloires nationales. Il y avait entre les colons et leurs