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Page:Buies - Une évocation, conférence, 1883.djvu/1

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UNE ÉVOCATION.



CONFÉRENCE FAITE À LA


SALLE DE « LA PATRIE »


JEUDI, LE 6 DÉCEMBRE 1883


Par M. ARTHUR BUIES.



Mesdames et Messieurs,


Je vous arrive comme un revenant. Oui, je viens d’une plage inconnue, déserte, absolument inhabitable, si ce n’est par des castors, sur laquelle j’ai été jeté, il y a quinze ans, en pleines ténèbres, ma « lanterne » s’étant éteinte dans la bourrasque. Pendant ces quinze années, comme vous le pensez bien, j’ai à peine eu par ci par là quelques nouvelles de mes anciens amis. Je voyais au loin la province de Québec comme un point noir que les rayons du soleil frappaient sans l’éclairer, et ce n’est que par hasard que j’apprenais quelque chose de ce qui s’y passait, les journaux ne parlant plus de rien, et le Courrier des États-Unis lui-même ayant été prohibé en vertu de sages et salutaires décrets. Je cherchais constamment des occasions de m’échapper ; je méditais toute espèce de plans, mais les ressources me manquaient ; — il n’y avait pas de souscripteurs de ce côté-là, mais seulement des débris comme moi-même, tellement abîmés par la tempête qu’il n’y avait moyen d’en rien tirer. Enfin, il y a environ un mois, d’après le temps moyen nouvellement adopté, ce qui va faire aller le Canada beaucoup plus vite, je vis poindre à l’horizon vague une petite embarcation avec des voiles en papier et une presse à vapeur pour engin. Mes yeux aussitôt se fixèrent sur elle pour ne plus s’en détacher. Vous comprenez si j’étais haletant et agité par d’indicibles émotions. La petite embarcation se dirigeait évidemment vers moi ; bientôt elle prit des formes plus nettes, se dessina complètement, et je distinguai à bord un homme qui la faisait manœuvrer. Peu après, je pus lire le nom de la nacelle ; elle le portait écrit en grosses lettres rouges, couleur qui met en colère les dindons. Ce nom c’était « La Patrie ». À peine l’avais-je lu que l’embarcation atteignait le rivage ; l’homme sautait à terre, et accourant vers moi : « Mon cher Buies, me dit-il, tu vas faire une conférence un de ces soirs dans la salle de séances que j’ai fait construire dernièrement au dessus des ateliers de mon journal ; nous devons avoir une conférence tous les quinze jours ; M. Joly est inscrit pour la première ; David fera probablement la deuxième, et, pour la troisième, je compte sur toi, sur toi, incomparable chroniqueur.

« Ah ! continua l’ami Beaugrand, le journalisme a fameusement marché depuis ces jours regrettés où tu arrivais si aisément à tuer un journal en moins de six mois. Une nouvelle génération a poussé tout à côté de nous, comme à notre insu. Elle a grandi pendant que nous, désespérés et n’ayant plus foi dans aucun avenir, nous pleurions sur les ruines des principes libéraux. Sortie du marasme, elle en a conservé des nausées profondes, d’insurmontables dégoûts ; elle veut autre chose que les clichés sempiternels et les formules invariables qui constituent le seul bagage de notre éducation publique, et qui ont été pour nous comme les