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Page:Buies - Une évocation, conférence, 1883.djvu/6

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expliquer et qui se voient souvent, malgré leur étrangeté. Celui-ci n’était rien de tout cela ; il était…… quoi ? Voyons, comment pourrais-je bien le dire ? Il était, il était…… le citoyen Blanchet. Jamais, sous aucun climat ni dans aucun siècle, il ne s’était vu un type pareil. La nature, pour le créer, avait se mettre en quatre et tirer des ficelles inouïes. Eh bien ! cet être fabuleux, incroyable, qui mit à qui à toute une génération, vit aujourd’hui, comme le plus modeste et le plus inconnu des hommes, sur une terre qu’il possède à St-Pierre, en bas de Québec, où il ne lit peut-être pas un journal, lui qui en dévorait deux cents tous les jours.

Le citoyen Blanchet ne se rendait jamais aux séances de l’Institut ; il s’y trouvait tout rendu d’avance, le matin, dès que les portes s’ouvraient, et l’on était sûr de l’y trouver toute la journée, à quelque heure que ce fût, lisant tous les journaux imaginables qui se publiaient sur le continent américain. Il avait fait l’Institut soi, il se l’était incorporé ; les livres de la bibliothèque et les journaux de la salle étaient devenus sa chair et ses os ; il n’en sortait pas. Où mangeait-il ? où couchait-il ? se demandait-on parfois ; personne ne le savait. Moi, je crois qu’il mangeait des tranches de l’Institut, et qu’il se couchait dans les derniers exemplaires de l’Avenir qu’il avait été le dernier à rédiger. À l’Institut, il ne disait mot à personne, et quand par hasard il s’en échappait pour aller au dehors, il allait droit devant lui, toujours par le même chemin, les yeux baissés, ne voyant, n’écoutant, ne regardant rien. Pourquoi aurait-il regardé ou écouté ? Il n’y avait au monde que deux endroits pour lui, l’Institut et son gîte. « Citoyen, holà, d’où venez-vous donc ? — De l’Institut. — Où allez-vous donc, citoyen ? — À l’Institut. »

Tous les soirs, immanquablement, à la même heure, on voyait sourdre de l’Institut, comme le jus sort du citron, une forme invariablement la même, surmontée du même petit casque, âgé de vingt ans, et chaussée d’une énorme paire de mocassins en feutre couleur de rouille. Cette forme suivait exactement le même côté du chemin qu’elle avait suivi la veille et qu’elle suivrait le lendemain, longeant silencieusement les maisons, roide comme un poteau d’alignement et muette comme une sentinelle qui se dérobe tout en piquant droit devant elle. Où allait cette ombre ? C’est ce que personne n’a jamais su : mais ce qu’elle était, c’est ce que tout le monde savait.

Le citoyen Blanchet avait été le dernier rédacteur de l’Avenir, alors qu’il ne restait plus à ce journal que deux ou trois cents abonnés, à peine. C’est lui qui le rédigeait tout entier de la première à la dernière ligne, qui le composait, le corrigeait, l’imprimait et le portait lui-même en ville les samedis soirs de chaque semaine. Il fit ce métier-là pendant un an, je crois, et il l’aurait fait indéfiniment, n’eût-il eu que dix abonnés à servir, si l’apparition, en 1852 du Pays, de ce cher vieux Pays, dans lequel j’ai vidé ma cervelle et mon cœur pendant huit ans, ne fût venue obliger l’Avenir à rendre l’âme sur le sein de son unique rédacteur.

Le citoyen Blanchet parlait à toutes les séances de l’Institut, qu’il fût ou non inscrit parmi les discutants, quel que fût le sujet de la discussion. Il se levait droit comme un paratonnerre, disait à peine « M. le président », pour lui tourner le dos immédiatement après et parler tout le temps qu’on aurait voulu, dans la même attitude, sans bouger d’une semelle et le regard toujours fixé exactement sur le même point.

Sa nature, son essence même, c’était l’invariabilité. Il avait toujours la même allure, le même maintien, le même regard, le même geste et le même habit. Je ne l’ai pas vu un seul jour habillé différemment, et se tenant autrement que je ne l’avais vu cent fois, et que j’étais certain de le voir cent autres fois.

Il faisait à l’Institut des harangues terroristes et proposait des motions d’un radicalisme farouche, et cependant il était l’homme le plus inoffensif et le plus doux au monde.

C’est lui qui avait un jour rédigé une requête pour faire abolir la dîme, laquelle commençait par ces mots : « Aux Citoyens Représentants du Canada… » Cependant, dans l’Institut, quand il se levait pour parler, il ne disait jamais « Citoyen Président, » mais comme les autres, tout simplement : « M. le Président. » Je trou-