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Page:Bulwer-Lytton - Alice ou les mystères.pdf/189

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de l’autre, qu’il n’y a pas de signe plus certain de l’existence du génie que l’amour qu’il crée et qu’il donne. Il pénètre plus avant que la raison : il enchaîne un plus noble captif que le caprice. Semblable au soleil sur le cadran, il donne à la fois au cœur humain son ombre et sa lumière. Les nations l’adorent et l’encensent ; et grâce à ses oracles la postérité apprend à rêver, à aspirer, à adorer !

Si Maltravers eût déclaré la passion qui le consumait, il est probable que cet aveu eût allumé un sentiment réciproque. Mais ses absences fréquentes, la continuelle réserve de ses manières, avaient servi à réprimer les sentiments qui agitent rarement avec beaucoup de force un cœur jeune et vierge, jusqu’à ce qu’ils y soient sollicités et éveillés. Le besoin d’aimer chez les jeunes filles est peut-être puissant par lui-même ; mais il est alimenté par un autre besoin, celui d’être aimée. Voilà pourquoi, si Éveline éprouvait en ce moment de l’amour pour Maltravers, cet amour n’avait pas encore pénétré dans toutes les fibres de son existence ; l’arbre n’avait pas encore poussé des racines assez longues pour lui interdire d’être transplanté. Elle possédait assez de la fierté de son sexe pour reculer à la pensée de donner son amour à un homme qui ne cherchait pas ce trésor. Capable d’un attachement plus confiant, et par conséquent plus beau et plus durable, s’il était moins violent, que celui qui avait animé la courte tragédie de Florence Lascelles, Éveline n’aurait pu être la correspondante anonyme, elle n’aurait pu révéler son âme, en cachant ses traits sous un masque.

Il faut convenir aussi que, sous bien des rapports, Éveline était trop jeune et trop inexpérimentée pour bien apprécier tout ce qu’il y avait de tout à fait aimable et séduisant chez Maltravers. À vingt-quatre ans peut-être la crainte ne se serait pas mêlée au respect qu’il lui inspirait. Mais quel abîme entre dix-sept et trente-six ans ! Elle n’avait jamais eu le sentiment de cette différence d’âge, jusqu’au jour où elle avait rencontré Legard ; alors elle le comprit soudain. Avec lui elle s’était sentie sur un pied d’égalité ; il n’avait ni trop de sagesse, ni trop d’élévation pour les pensées habituelles de la jeune fille. Il excitait moins son imagination, il attirait moins son respect. Mais, je ne sais comment, cette voix qui proclamait l’empire d’Éveline, ces yeux qui ne quittaient pas les siens arrivaient plus près de son cœur. Ainsi qu’elle l’avait dit un jour à Caroline : « C’était une grande énigme. » Les sentiments qu’elle éprouvait