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Page:Bulwer-Lytton - Alice ou les mystères.pdf/440

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Lorsque Cesarini eut apaisé sa faim, il se rapprocha de Maltravers, et lui parla ainsi :

« Il faut que je vous ramène au passé. J’ai péché contre Vous et contre la morte ; mais le ciel vous a vengé, et vous pouvez me plaindre et me pardonner. Maltravers, il est un autre homme plus coupable que moi : mais il est orgueilleux, prospère et puissant. Son crime à lui, le ciel l’a laissé à la vengeance des hommes ! je m’étais engagé par serment à ne pas dévoiler sa perfidie. Je reprends à présent ce serment, car il est juste que la connaissance de son crime survive à sa vie et à la mienne. On dit que je suis fou… mais les fous sont prophètes, et une conviction solennelle, une voix qui n’appartient pas à la terre me dit que lui et moi nous sommes déjà dans l’ombre de la mort. »

Alors, de sang-froid, avec une précision calme et correcte, et une clarté de détails qui, venant d’une personne dont les yeux mêmes trahissaient la terrible infirmité, étaient d’un effet saisissant, Cesarini raconta les conseils, la persuasion, les stratagèmes de Lumley. Lentement et distinctement il déroula devant Maltravers ces annales révoltantes de froide imposture qui comptait d’avance sur la véhémence de la passion pour en faire son instrument. Puis il termina ainsi son récit :

« Maintenant ne vous étonnez plus pourquoi j’ai vécu jusqu’à cette heure, pourquoi je me suis cramponné à la liberté, en dépit de la misère et de la faim, vivant parmi les mendiants, les criminels, le rebut de la société ! Dans cette liberté se trouvait mon dernier espoir : l’espoir de la vengeance ! »

Maltravers ne répondit point pendant quelques instants. À la fin il dit avec calme :

« Cesarini, il y a des offenses si grandes qu’elles dépassent toute vengeance. Puisque tous deux nous avons également souffert, remettons donc tous deux également notre cause entre les mains de celui qui voit au fond des cœurs, et qui, mieux que nous, mesure le crime et l’excuse. Vous croyez que notre ennemi n’a pas souffert, qu’il a été épargné. Nous ne connaissons pas son histoire intérieure : la prospérité et la puissance ne sont pas les indices du bonheur, elles n’exemptent pas des soucis. Apaisez-vous, écoutez la raison, Cesarini. Que la pierre se referme sur cette tombe. Tournez-vous, comme moi, vers l’avenir, et cherchons plutôt à nous ériger en juges de nous-mêmes qu’en bourreaux des autres ».