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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/130

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toute chose au monde. Maintenant, la patrie est aussi morte pour vous que les restes de vos pères, et votre cœur se briserait s’il vous fallait condamner au couvent cette chère enfant. Comment, padrone, ne plus entendre sa voix ! ne plus voir son visage innocent ! Songez donc à ces petits bras qui entouraient votre cou dans cette nuit sombre où nous prîmes la fuite, et dont la douce étreinte vous fit dire : « Ami, tout n’est pas encore perdu ! »

— Giacomo ! » s’écria le père d’un ton de reproche ; et il paraissait suffoqué. Riccabocca se détourna et se promena avec agitation sur la terrasse ; puis, levant les bras avec un geste d’une énergie sauvage, il murmura en marchant à grands pas : « Oui, le ciel m’en est témoin, j’aurais supporté sans murmure les revers et le bannissement, si j’eusse emmené dans mon exil cette pauvre enfant. Le ciel m’est témoin que si j’hésite encore maintenant, c’est parce que je ne veux pas écouter la voix d’un cœur égoïste. Et cependant ne plus la revoir jamais !… Moi qui ne l’ai connue que tout enfant ! Ô mon ami, mon ami… » Puis arrêté court par une émotion qu’il ne put maîtriser, il pencha la tête sur l’épaule de son serviteur. « Tu sais ce que j’ai enduré et souffert à mon foyer comme dans ma patrie. L’outrage, la perfidie… la… » Et la voix lui manqua de nouveau.

« Mais votre enfant, elle qui est innocente, ne pensez qu’à elle ! balbutia Giacomo s’efforçant de retenir ses larmes.

— C’est vrai, répondit l’exilé en relevant la tête ; ne pensons plus qu’à elle. Rassemble tes idées, mon ami ; conseille-moi. Si je faisais venir Violante, et que, transplantée dans cet air trop vif, elle vînt à languir et à mourir… Songes-y donc !… Le prêtre dit qu’elle a besoin de soins délicats ! Et si je viens à quitter cette terre, la laissant seule, sans ami, sans foyer et sans pain à l’âge où la femme est le plus exposée aux tentations, ne gémira-t-elle pas de l’égoïsme cruel qui lui aura fermé les portes de la maison de Dieu ? »

Ces paroles étonnèrent Giacomo. Jamais il n’avait entendu Riccabocca parler du cloître avec ce respect. Dans ses boutades de philosophe, le sage se raillait des moines et des nonnes, des prêtres et de leurs superstitions. Mais, dans ce moment d’émotion, l’antique religion reprenait ses droits, et, en songeant à son enfant, le sceptique redevenait croyant.