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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/164

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sœur un chagrin si violent après tant d’années ; cette tante fournissait au jeune cœur de Léonard l’idéal qu’il cherchait sans le savoir. Il était heureux d’apprendre qu’elle avait été bonne et belle ; il quittait ses lectures pour penser à elle, pour se la représenter. Il y avait un mystère dans sa destinée, cela était évident, et cette idée ne faisait qu’augmenter l’intérêt qu’il portait à l’inconnue. Le mystère prit insensiblement une forme séduisante qu’il était jaloux de garder en lui-même ; il subit avec résignation le silence obstiné de mistress Fairfield. Il avait du plaisir à ranger la défunte parmi ces saintes images, au nom ineffable, que nous ne cherchons pas à dévoiler. La jeunesse et l’imagination ont des trésors secrets de pensées qu’elles ne désirent communiquer à personne, pas même à leurs plus intimes confidents. Quand un homme n’a pas dans l’âme quelques-uns de ces recoins inaccessibles où nul ne peut pénétrer, je doute qu’il sente profondément.

Jusqu’ici, je l’ai dit, les facultés de Léonard Fairfield s’étaient plutôt tournées vers des objets positifs que vers l’idéal. Il avait étudié les faits, il n’avait pas encore cherché cette vérité céleste qui sert de base à la poésie. Il avait lu nos grands poètes, mais sans songer à les imiter ; un sentiment de curiosité générale lui avait fait passer en revue tous les monuments célèbres de l’esprit humain, mais sans prédilection spéciale pour les vers, ce plaisir si commun à l’enfance et à la jeunesse qu’il ne peut être regardé comme un signe certain de penchant poétique. Mais maintenant ces mélodies inconnues de tout le monde bourdonnaient sans cesse à ses oreilles, mêlées à ses propres pensées. Maintenant il lisait la poésie avec un sentiment tout nouveau ; il lui semblait qu’il en avait découvert le secret ; et en lisant avec une telle ardeur, la passion s’empara de lui et le rhythme lui vint.

Je suis assez vandale pour croire qu’au commencement de notre pèlerinage sérieux et pratique le goût de la poésie et les habitudes rêveuses font à beaucoup d’esprits un mal grand et durable. Ce penchant contribue à énerver le caractère, à donner de fausses idées sur la vie, et à faire envisager comme un humiliant labeur, les nobles travaux et les nobles fatigues de l’homme actif et industrieux. Sans doute tous les genres de poésie ne produisent pas ce résultat : les classiques, par exemple, personnifiés par leurs divins maîtres n’ont pas ce pernicieux effet ; ni Homère, ni Virgile, ni Sophocle, ni même peut-être l’indolent Horace. Mais la poésie qu’aime ordinairement la jeunesse, la poésie de pur sentiment, voilà celle que je redoute pour des esprits déjà trop disposés au sentimentalisme et qui auraient plutôt besoin de fortifiant pour parvenir à une florissante virilité.

D’un autre côté, j’avoue que ce genre de poésie, qui est particulièrement moderne, convient à beaucoup d’esprits d’une tout autre trempe, à ces esprits que l’état actuel de notre société matérielle et positive tend à produire. Ainsi que dans certains climats les plantes et les herbes, qui ont la propriété de guérir les maladies régnantes dans l’atmosphère, sont semées pour ainsi dire avec profusion par