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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/223

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« Mais cet homme est fou ! s’écria-t-il enfin d’un ton où la surprise l’emportait encore sur la colère, fou à lier ! Que je prenne son enfant, que je loge et que j’entretienne une grande fille, une fille en chair et en os, une fille affamée !… Mais, monsieur, j’ai dit maintes et maintes fois à mistress Pompley : C’est un grand bonheur pour nous de n’avoir pas d’enfants ; nous ne pourrions jamais vivre comme nous faisons si nous avions des enfants, ni jamais faire joindre les deux bouts. Une enfant ! mais c’est la chose du monde la plus dispendieuse, la plus dévorante, la plus ruineuse, qu’une enfant !

— Elle a été accoutumée à se nourrir de peu, dit M. Digby d’une voix plaintive. Oh ! colonel ! laissez-moi voir votre femme ; je toucherai son cœur, à elle ; elle est femme ! »

Père infortuné ! la fatalité ne pouvait pas mettre sur ses lèvres une demande plus malencontreuse et plus inopportune !

Mistress Pompley voir les Digby ! mistress Pompley apprendre la condition des nobles parents du colonel ! Le colonel n’eût plus osé la regarder en face ! Cette seule idée lui faisait dresser les cheveux sur la tête. Il aurait préféré être à cent pieds sous terre. Dans son inquiétude, il fit un pas vers la porte avec l’intention de mettre le verrou. Ciel ! si mistress Pompley allait entrer ! Cet homme avait été annoncé par son nom. Mistress Pompley pouvait avoir déjà appris qu’un Digby était avec son mari. Peut-être faisait-elle toilette pour le recevoir dignement. Il n’y avait pas un moment à perdre.

Le colonel fit explosion :

« Monsieur, votre impudence me surprend. Voir mistress Pompley ! Chut, monsieur, chut ! taisez-vous ! J’ai renié tout lien de parenté entre nous. Je ne veux pas que ma femme, issue de la première famille de la ville, soit déshonorée par une telle parenté. Il est inutile de vous emporter. John Pompley n’est pas homme à se laisser malmener chez lui. Oui, je le répète, monsieur, déshonorée. Ne vous êtes-vous pas endetté ? n’avez-vous pas gaspillé votre fortune ? n’avez-vous pas épousé une vile créature, une roturière, une fille de commerçant, vous, le fils d’un homme respectable, d’un ecclésiastique ? N’avez-vous pas vendu votre brevet ? n’êtes-vous pas devenu, je tremble de le dire ! un comédien, un vulgaire comédien, monsieur ? Lorsque vous étiez réduit à l’extrémité, ne vous ai-je pas donné deux cents livres de ma propre bourse pour que vous pussiez vous rendre au Canada ? Et maintenant vous voilà encore, venant me demander, avec un calme qui m’exaspère, oui, monsieur, qui m’exaspère, venant me demander que je pourvoie aux besoins d’une enfant que vous avez jugé à propos d’avoir, d’une enfant dont la famille maternelle est dans la condition la plus abjecte et la moins avouable. Sortez d’ici, monsieur, sortez ! Pas par là, monsieur, par ici. »

Et le colonel ouvrit la porte vitrée qui donnait sur le jardin.

« Je vais vous faire sortir par ici. Si mistress Pompley vous voyait !… »

Après cette réflexion, le colonel prit résolument par le bras son parent et le fit avancer promptement dans le jardin.